NETFLIX – Kiki la petite sorcière de Miyazaki Hayao

Posté le 25 avril 2020 par

East Asia continue son tour d’horizon des films du studio Ghibli disponibles sur Netflix. Cette fois-ci, zoom sur Kiki la petite sorcière, réalisé en 1989 par Miyazaki Hayao !

Kiki la petite sorcière constitue une phase importante dans la filmographie de Miyazaki Hayao. La première partie de carrière du réalisateur se place sous le signe de la grande aventure à travers sa série Conan le fils du futur, la réalisation du film Le Château de Cagliostro (1979) et sa participation à l’adaptation télévisée Sherlock Holmes. Lorsqu’il aura enfin la possibilité de réaliser des œuvres vraiment personnelles grâce à la fondation du studio Ghibli, Miyazaki incorporera pleinement cette quête de l’épique à ses thèmes de prédilection dans Nausicaä de la vallée du vent (1984) et surtout dans l’aboutissement que sera Le Château dans le ciel (1986). Dès lors, le réalisateur allait creuser un sillon parallèle à cette première phase de son œuvre, où au récit épique échevelé s’ajouterait une veine plus sobre, notamment avec Mon voisin Totoro (1988) et donc Kiki la petite sorcière. Le merveilleux n’y sert plus une emphase spectaculaire mais des préoccupations plus intimistes, que ce soit, entre autres, l’absence et le deuil (réminiscence de l’enfance du réalisateur et du rapport à sa mère) pour Totoro ou le passage de l’enfance à l’âge adulte dans Kiki.

Le film adapte un livre japonais pour enfants de Kadono Eiko paru en 1985. D’abord accaparé par la production de Mon voisin Totoro, Miyazaki délègue le scénario et la mise en scène à ses deux protégés, Katabuchi Sunao (futur réalisateur du récent et somptueux Dans un recoin du monde (2016)) et Isshiki Nobuyuki, mais – prémices des futurs problèmes du studio – peu satisfait du résultat, décide de reprendre tout leur travail à zéro pour signer lui-même le film. La série de changements que fait Miyazaki au roman dans son script tend à contredire le postulat merveilleux pour l’inscrire dans une certaine réalité. L’apprentie sorcière Kiki quitte ainsi, selon le rituel, son foyer à l’âge de treize ans pour vivre un an d’indépendance. Le roman de Kadono Eiko se déroule sur cette année entière en abordant des évènements épars sur un ton léger, alors que Miyazaki restreint son récit au premier été de Kiki dans sa nouvelle vie et met l’accent sur toutes les difficultés, intimes comme matérielles, pouvant se poser face à cette autonomie. Cette phase va ainsi du trivial à l’universel (Miyazaki s’inspire grandement des jeunes animatrices officiant à Ghibli et vivant ce déracinement) dès les premiers pas de Kiki dans cette ville inconnue, son allant « provincial » se confrontant à l’indifférence urbaine ordinaire lorsque les passants – la curiosité de voir une sorcière sur son balai n’a qu’un temps dans cet univers où le merveilleux est naturellement accepté – ignorent ses saluts. Même les gags sont au service de cette idée quand Kiki se confronte aux remous de la circulation sur son balai. Sa singularité provoque désormais une curiosité à laquelle elle ne sait comment réagir, notamment avec le jeune Tombo (modèle physique et dans la caractérisation du futur Jean de la série Nadia et le secret de l’eau bleue dont Miyazaki fut l’initiateur avant de laisser l’idée au studio Gainax) fasciné par sa faculté de voler.

Pour résumer, notre héroïne passe du statut de fillette libre d’exprimer sa fantaisie (signifiée par la magie) à l’adolescente/adulte consciente du rapport au monde qui l’entoure et au regard que celui-ci porte sur elle. Une scène nous aura préparés à cela lorsque Kiki rencontre une autre jeune sorcière de retour de son année d’initiation et dont la pédanterie lui fait prendre conscience de ses manques – à part voler elle n’a aucune spécialité magique –, la met face à « l’autre » et fragilise sa confiance. Tout le film est ainsi constitué de petites épreuves que Kiki surmonte tant avec une débrouillardise ordinaire – monter un commerce de livraison grâce à ses pouvoirs de voltige, gérer un budget – que dans son interaction avec les autres. Miyazaki s’attarde longuement dans une tonalité tragicomique sur les embûches se posant à chaque mission de livraison pour un apprentissage rigoureux du monde du travail (l’épisode du chat Jiji abandonné pour donner le change, particulièrement savoureux) et sur la difficulté à le concilier avec une vie personnelle, avec l’insouciance initiale. Tout en célébrant les vertus du travail par lesquelles passe l’émancipation, Miyazaki fustige aussi une forme d’apathie urbaine où l’individu ne se résumerait plus qu’à sa tâche. Epanouie, et pleine d’ardeur dans son métier (la belle scène où elle aidera une vieille dame à réparer son four) et face aux adultes, Kiki semble plus complexée avec les jeunes de son âge dont elle fuit la compagnie. Partagée entre ses élans de jeune adulte en construction et la légèreté/confiance inhérente à tout lien d’amitié avec autrui, Kiki va ainsi perdre pied.

Tous ces questionnements se fondent de façon limpide dans la narration et Miyazaki brille à les traduire par des motifs purement formels. La ville est un mélange saisissant de détails, entre cité méditerranéenne comme Naples et ville nordique comme Stockholm (principale inspiration, et visitée par Miyazaki et ses équipes avant le tournage), la confrontation de Kiki avec ce réel servant d’autant plus sa perte de repères qui se confirmera dans des rapports humains difficiles. La mise en scène en joue aussi notamment dans les scènes de vol, tout en cadrage dynamique et animation fluide (les mouvements de la robe de Kiki sont impressionnants) en début de film tandis que lorsque le spleen et la solitude s’installent, les phases aériennes se font plus lentes – la lourdeur de l’avancée se conjuguant à celle du moral déclinant de Kiki appuyé par une météo pluvieuse. Cette notion se prolonge jusqu’à faire perdre son pouvoir de voler à la jeune fille déboussolée qui devra reprendre confiance en elle. Miyazaki capture les tourments de l’adolescence avec une rare acuité et procède de façon inversée au futur Le Voyage de Chihiro (où la maturité passe par le réveil d’une héroïne léthargique) avec une héroïne bondissante dont les doutes propres à la solitude urbaine refrènent l’élan.

Le récit sans vrai méchant ni conflit se résout néanmoins dans un final spectaculaire où Miyazaki peut laisser éclater son goût pour les morceaux de bravoure aériens. Kiki la petite sorcière sera le premier vrai succès commercial du studio Ghibli (Mon voisin Totoro en est un sur la longueur grâce aux produits dérivés ; Le Château dans le ciel et Le Tombeau des lucioles (1988) surtout des succès critiques) et qui permettra une vraie pérennité après un fonctionnement jusque-là assez précaire. Restent une des héroïnes les plus iconiques (les cosplays inspirés de sa tenue sont légion) et attachantes du studio, et une grande réussite du Miyazaki introspectif.

Justin Kwedi.

Kiki la petite sorcière de Miyazaki Hayao. Japon. 1989. Disponible sur Netflix le 01/02/2020

Imprimer


Laissez un commentaire


*