VERS UN AVENIR RADIEUX (autour du Garçon et le Héron)

Posté le 21 décembre 2024 par

« Faire un film, c’est changer le monde. Même si rien ne change. »

MIYAZAKI HAYAO

Le dimanche 10 mars 2024, l’annonce du meilleur film d’animation crée la surprise aux Oscars. Plutôt que de récompenser une production américaine, l’Académie honore pour la seconde fois, presque 15 ans après Le Voyage de Chihiro, un film japonais. Mais encore une fois, quand le nom de Miyazaki Hayao est prononcé au Dolby Theatre de Los Angeles, la scène reste vide : Anya Taylor-Joy et Chris Hemsworth repartent avec la statuette, qui sera remise plus tard au studio Ghibli. Une absence cette fois justifiée par le grand âge du maître, mais qui résonne avec celle de 2003, et rappelle les enjeux militants du cinéma de Miyazaki, inséparables de ses engagements politiques. Et pourtant, rares sont les médias ayant évoqué les raisons de son absence au début des années 2000, qu’il a lui-même explicité ultérieurement – son producteur, Suzuki Toshio, lui avait à l’époque demandé d’être discret sur son refus d’aller dans un pays qui bombarde l’Irak [1]. Même dans le catalogue publié par l’Academy Museum à l’occasion de l’exposition autour du cinéaste organisée à Los Angeles en 2022, on ne trouve pas mention de cette protestation silencieuse. C’est à peine si on y évoque les engagements de jeunesse du cinéaste, lorsqu’il a pris la tête du syndicat des artistes de la Toei en 1963.

[1] Miyazaki s’est tout de même rendu à Los Angeles en 2014, pour y recevoir un Oscar d’honneur, des mains de John Lasseter de Pixar, qui a réussi à la convaincre de faire le déplacement. Il a souligné lors de son discours le fait de venir d’un pays qui ne faisait plus la guerre depuis 1945.

Dans l’intervalle

On souligne volontiers l’écologisme et le pacifisme de Miyazaki, en oubliant souvent de préciser leur ancrage dans une culture politique générationnelle précise. D’abord de celle qui a connu la Seconde Guerre mondiale, aussi bien les bombardements américains dont le jeune Miyazaki fut témoin enfant, et qui constituent ses premiers souvenirs, que les atrocités commises lors des exactions militaires en Asie par l’Armée impériale japonaise. D’autre part, Miyazaki se construit en tant que citoyen dans les années 60 dans un contexte de lutte révolutionnaire, auquel il est particulièrement sensible. La période résonne avec ses préoccupations intimes, des manifestations contre l’Anpo (le traité qui permettait aux Etats-Unis de conserver ses bases militaires après-guerre) à la lutte de Sanrizuka, qui voit des agriculteurs et des militants d’extrême gauche s’opposer à la construction de l’aéroport de Narita pour des raisons environnementales. Il a la vingtaine quand explosent ces mouvements au Japon : s’il n’y participe pas directement, il les suit et les soutient. Car même s’il trouve très jeune sa vocation dans le dessin et se destine à une carrière de mangaka, il poursuit des études d’économie politique, et ses lectures se focalisent aussi bien sur les livres pour la jeunesse (en tant que membre du « Club de recherche sur la littérature pour enfants ») que sur Karl Marx : un double cursus qu’il arrivera à concilier dans son cinéma. Le Voyage de Chihiro réinvente par exemple les codes du roman d’apprentissage à l’aune de la critique du capitalisme. La jeune héroïne doit y racheter la dette de ses parents, transformés en cochon par une surconsommation propre la génération des années 80 (dont le « sans-visage » se fera un écho particulièrement clair), en apprenant les rouages du monde de travail, dominé par les échanges financiers.

Il intègre la Toei en 1963 dans ce contexte social et y met ces théories en application. Il y milite avec Takahata Isao pour le droit des travailleurs et prend donc la tête du syndicat des artistes de la société. On le sait tyrannique avec ses employés qu’il ne ménagera pas quelques années plus tard en les faisant travailler avec acharnement jour et nuit au sein de Ghibli. Oshii Mamoru aime d’ailleurs souligner l’ambiance dictatoriale qui règne au sein du studio, comparant son fonctionnement à celui du Kremlin : « C’est comme si Miyazaki était le chef, Takahata à la tête du parti et Suzuki au KGB. Miyazaki est un Trotskiste qui dirige un film comme les anciens de l’Anpo des années soixante :  il conçoit une stratégie et purge les traîtres. C’est vraiment quelque chose lorsqu’il intimide les jeunes membres du personnel« . Mais le studio leur propose aussi des contrats et un salaire fixe permettant une sécurité de l’emploi, là où les autres compagnies font appel aux artistes le temps d’un projet, les poussant à la précarité.

Miyazaki ne déviera jamais dans son attitude et dans son œuvre de ses engagements de jeunesse. Le pays, par contre, change du tout au tout, et très vite. Dès 1972, les mouvements d’extrême-gauche disparaissent au Japon, suite à la prise d’otage du chalet d’Asama, retransmise en direct à la télévision. L’Armée Rouge Unifiée est condamnée aux yeux des Japonais et l’ensemble de la gauche est décrédibilisée. Les mouvements se radicalisent et deviennent minoritaires, déplaçant la lutte en Palestine, jusqu’à disparaître totalement du Japon. Une nouvelle ère commence, le temps est à la reconquête de la souveraineté nationale par croissance économique, et la culture de masse qui émerge d’une telle idéologie ne s’embarrasse pas de lutte anticapitaliste.

Paradoxalement, le cinéma de Miyazaki a conquis le Japon et le monde en même temps que ce glissement apolitique de l’animation et libéral de la société, tout en gardant solidement ses assises à gauche. Mais uniquement au prix d’une minimisation de celles-ci pour une grande partie de son public… Le positionnement de Miyazaki n’est pas un secret, la partie « opinion » de Wikipedia s’ouvre même sur une citation qui ne laisse aucune ambiguïté : « J’aspire toujours au fond de moi à une société plus juste, et je reste influencé par l’idéal communiste formulé par Marx« . Et pourtant… Les fans qui ne sont pas sensibles à son approche politique et sociale acceptent les critiques acerbes du vieux maître avec circonspection. Ils les mettent sur le compte d’un éternel râleur anachronique, un peu aigri par l’évolution de la société, quand ils ne les ignorent pas totalement. Dans ses films, la radicalité du message est volontiers acceptée, médiatisée par la rondeur joviale du trait, l’optimisme et l’énergie qui s’en dégagent. Et puis, personne n’est obligé de voir une critique du capitalisme dans Chihiro, la complexité et la richesse de l’univers permettent une multitude de lectures et d’interprétations. Mais la conscience politique y est partout présente, comme dans l’ensemble de son œuvre, de la radicalité du discours écologique de Conan, le fils du futur à l’absolue pacifisme du Vent se lève. Chacun de ses films, loin de proposer un divertissement censé faire oublier les problèmes qui secouent le monde le temps d’une projection, rappellent le réel et sa complexité, y compris, et surtout dans des univers de fantasy. C’est même l’une des raisons qui les font résonner aussi profondément auprès du public japonais : les enjeux de Nausicaä de la vallée du vent leur évoquent clairement le scandale de l’usine pétrochimique de Chisso à Minamata, qui a empoisonné au mercure des milliers de personnes sur des décennies ; alors que la situation de Porco Rosso, historiquement ancrée lorsqu’elle évoque la montée du fascisme dans l’Italie de l’entre-deux-guerres, fait également écho lors de sa sortie à l’actualité des Balkans ou à l’effondrement du bloc communiste, et témoigne pour les Japonais de leur angoisse face à la situation en Europe.

S’il met autant de lui-même dans ses premières œuvres, c’est qu’il est convaincu que son travail va changer les mentalités : il conçoit avec Takahata Horus, prince du soleil comme un commentaire sur la guerre du Vietnam. C’est pourquoi les deux hommes ne peuvent qu’être déçus quand ils constatent le manque d’intérêt de la Toei pour leur film, au point de quitter le studio face aux tensions entre les créateurs et la production lors de la finalisation du long-métrage. Dans les années 70, après l’échec des luttes révolutionnaires, leurs œuvres tentent de renouer avec ces idéaux, et ils utilisent tous les interstices de créativité dont ils disposent pour y intégrer leurs commentaires sociétaux. Quand on les appelle pour sauver la série Lupin III en 1972, qui n’arrive pas à séduire les adultes, les artistes détournent la commande, pour qu’elle puisse s’adresser aux enfants. Pour eux, la mission est moins de rendre la série plus enfantine, que d’en déplacer les enjeux pour offrir une alternative à la vision du monde qu’elle propose. Le personnage de Lupin est selon Miyazaki un parfait représentant du Japon sans idéal d’après Asama. Son travail de mise en scène vise avant tout à dynamiser le personnage, à le faire sortir de son cynisme et de son apathie. Lupin est un nanti roulant en Mercedes ayant hérité de la fortune de son grand-père et trompant l’ennui en flirtant avec le vice ? Il en fait un personnage actif, dynamique, poussé par la nécessité et roulant en Fiat. C’est en fait le premier hors-la loi glorieux qui peuple l’œuvre du cinéaste, annonçant Porco Rosso : un modèle de personnage en marge, agissant selon la devise de Bob Dylan : « Pour vivre hors-là loi, il faut être honnête » [1]. Par la suite, certains de ses films puisent leur point de départ dans des luttes sociales (comme Le Château dans le ciel qui s’inspire de la grève des mineurs anglais de 1984), quand le désir de les réaliser ne vient pas d’une envie de contestation (le message pacifiste du Château ambulant prend sa source dans la colère du cinéaste face à la guerre en Irak). Et enfin, quand il se caricature en cochon, c’est sous les traits d’un « porc rouge » (surnom donné aux communistes par les fascistes), écoutant Le Temps des cerises, l’hymne de la Commune.

[1] « To Live outside the law, you must be honest » Absolutely Sweet Marie (1966)

Plus encore, lors de la sortie du Vent se lève en 2013, Miyazaki s’est fait au Japon le porte-parole d’une opposition tenace à la politique conservatrice du Premier ministre Shinzo Abe, prouvant qu’il n’a pas trahi à l’âge de la retraite les idéaux du jeune homme en colère qu’il était dans les années 60. Travailler sur un film consacré à l’inventeur du chasseur Zero a provoqué chez le cinéaste une angoisse quant au risque d’y glorifier l’armement et la guerre, et sa responsabilité face à un tel discours s’en est trouvé amplifiée. Alors même que la question d’une remilitarisation du Japon se pose, Miyazaki la combat publiquement, prônant à l’inverse la nécessité d’un travail de mémoire sur les crimes de guerre commis par l’Armée impériale. Le film s’était déjà attiré les foudres de l’extrême-droite japonaise pour ses scènes montrant des bombardements sur des population chinoises, mais le cinéaste enfonce le clou en entretiens. Il y attaque de manière directe les positions du parti Social-Démocrate de Shinzo Abe, soulignant la nécessité pour son pays d’exprimer des remords sur ses crimes de guerre, alors même que le gouvernement conservateur expurge les manuels scolaires. Miyazaki affirme que « c’est le devoir des hommes politiques, même si beaucoup souhaiteraient oublier ce passé« . Quelques jours avant la sortie du film, il publie dans le mensuel Neppu, un texte de 28 pages intitulé « Modifier la Constitution est insultant » (le débat portait alors sur la volonté de Shinzo Abe d’amender l’article 9 de la constitution japonaise qui interdit au Japon de déclarer la guerre ou d’utiliser la force militaire comme moyen de règlement des différends internationaux). Dans le même mouvement, l’ensemble du Studio Ghibli se mobilise contre le nucléaire, faisant entendre une voix de contestation rare dans un pays où même la catastrophe de Fukushima n’a pas vraiment soulevé de débat sur le sujet. Miyazaki dessine une banderole qu’il affiche sur le toit déclarant : « Le Studio Ghibli souhaite produire des films sans utiliser d’énergie provenant des centrales nucléaires » et défile avec des pancartes « NO! Genpatsu » (« Non à l’énergie nucléaire« ) pour la une du magazine Neppu.

En 2014, Shinzo Abe se fait réélire avec un programme pronucléaire, et augmente le budget de la défense du Japon (une politique que poursuivent ses successeurs : ils visent en 2027 2% du PIB du pays, ce qui en fait la 3e puissance militaire mondiale, après les Etats-Unis et la Chine, même si le pays n’a officiellement pas d’armée mais une « force d’auto-défense »). Quand Miyazaki sort de sa retraite pour travailler sur Le Garçon et le Héron, le combat idéologique est déjà perdu, et sa victoire aux Oscars ne vient que paradoxalement souligner cet isolement. Face à lui, un autre film japonais triomphe au box-office et remporte la statuette des meilleurs effets visuels. Dans Godzilla Minus One, (2023) Yamazaki Takashi, célébré pour son cinéma nationaliste, poursuit sa réhabilitation du Japon impérial à travers le récit d’un kamikaze devant se racheter au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Sa lâcheté face à la mort a provoqué le massacre de ses camarades et le Roi des monstres semble le poursuivre comme le regret de son acte raté. C’est seulement quand il accepte la possibilité de son sacrifice qu’il vaincra Godzilla et aura le droit d’avoir une vie familiale. La métaphore d’un Japon retrouvant sa dignité en se dotant de forces défensives autonomes de l’armée américaine (absente du film dans un geste révisionniste typique des mouvements nationalistes japonais – même si le Japon s’arme aujourd’hui principalement auprès des Etats-Unis) et lavé de l’affront de la défaite est assez claire aux yeux du public japonais, qui accueille triomphalement le film. Quant au vainqueur de la cérémonie américaine, Oppenheimer (2023) de Christopher Nolan, il s’inscrit également dans un cinéma de propagande militariste, vantant la réussite scientifique et technologique des Etats-Unis en matière d’armement et de savoir-faire militaire, tout en invisibilisant les victimes d’Hiroshima et Nagasaki et en justifiant le massacre de 200 000 civils au nom de la nécessité. Deux exemples d’un cinéma réactionnaire au service d’une vision du monde où la force militaire peut s’imposer puisqu’elle s’y identifie au Bien, et aux antipodes de la vision du monde nuancée et pacifiste prônée par l’œuvre de Miyazaki. Dans la lettre adressée aux Oscars, Suzuki Toshio évoque, pour expliciter la difficulté de produire Le Garçon et le Héron, les changements dramatiques de l’environnement autour des films. S’il se réfère précisément au défi technique de la réalisation d’une animation à la main et sans aide numérique, on peut aussi comprendre sa déclaration comme le signe d’un film à contre-courant de la pensée dominante de son temps et du cinéma qu’elle produit.

Et c’est pour cela que Le Garçon et le Héron apparaît comme un film aussi précieux, triste et complexe.

Feux marche avec moi

 

« Brûler toute sa colère, ni par le mépris, ni par le ressentiment… seulement par la tristesse. 

[…]

Restera-t-il au moins une place pour l’humanité dans ce monde, si infime soit elle ? »

Kushana dans Nausicaä de la vallée du vent (Tome 5)

 

Tout en poursuivant l’autoportrait dressé dans Le Vent se lève et en approfondissant la thématique de la responsabilité de l’artiste face à son œuvre et au monde, Le Garçon et le Héron brouille sans cesse les pistes. L’histoire intime du cinéaste et celle du Japon y dialoguent de manière trouble et insaisissable, au point que la devise qui orne le fronton du cimetière du métrage : « Celui qui cherche à comprendre périra » vaut comme un avertissement au spectateur prompt à interpréter les signes du film pour en livrer une lecture trop évidente. La vie de Miyazaki irrigue le récit et en offre des clefs de lecture immédiates : le film se déroule en 1944, au moment même où la famille de Miyazaki s’est réfugiée à Utsunomiya, suite aux bombardements américains sur Tokyo. Son oncle y dirige une usine d’avions, créée par le père de l’artiste qui s’était engagé dans l’Armée impériale (avant d’être réformé sans participer aux combats). Le parcours de Mahito dans le film se présente comme une variation autour de ce canevas biographique : on le voit quitter Tokyo au début du film (après le décès de sa mère), alors que son père porte l’uniforme militaire. Il s’installe dans la ville natale de son épouse, où il prend la direction d’une usine de fabrication d’avions, tout en préparant son mariage avec sa belle-sœur. Miyazaki règle de manière évidente ses comptes avec une figure paternelle, qui a toujours été floue, ou au mieux absente, dans son cinéma, à l’exception du père attentif et aimant de Mon Voisin Totoro. Le lien entre l’héritage patriarcal de Miyazaki et l’impérialisme japonais est dénoncé et renforcé quand il ridiculise les deux dans un même mouvement. Parti à la recherche de son fils disparu, le père de Mahito se retrouve confronté à une horde de perruches, qui représentent dans l’une de leurs métamorphoses fantastiques du film l’ordre militaire et fasciste, et est bientôt recouvert de leurs excréments : une image claire du positionnement de l’artiste face à l’engagement patriotique familiale et son résultat. Reste que comme d’accoutumé, rien n’est catégorique dans le cinéma de Miyazaki : si le père se retrouve dans cette situation, c’est aussi parce qu’il met tout en œuvre pour porter secours à son enfant, et que son amour pour lui réside aussi dans cette volonté sincère de le protéger.

Vision intime et politique du passé, le film peut aussi se lire comme un commentaire sur l’avenir du studio Ghibli. Le producteur Suzuki Toshio a lui-même laissé entendre qu’il était l’inspiration principale du personnage du héron, ce qui invite à une autre interprétation. Le Héron-producteur y part à la recherche d’un descendant du grand-oncle, figure vieillissante de l’artiste dont la mort imminente risque de détruire l’univers qu’il a créé. Mahito serait alors ce possible successeur – disons Miyazaki Goro, le fils du maître que Suzuki a poussé à la réalisation contre l’avis de son père – qui préfère voir l’équilibre du monde de son ancêtre détruit plutôt que d’en prendre la succession. Il suffit de jeter un œil à Aya et la sorcière (2020), que Miyazaki Goro réalisait pendant la production du Garçon et le Héron, pour constater qu’il a décidé d’aller aux antipodes du cinéma de son père en choisissant une animation 3D, réalisé au sein de Ghibli « sans l’aide des anciens »… et destiné aux plateformes. Le grand-oncle, s’il permet à Miyazaki de rendre un hommage personnel à Takahata Isao [1], peut aussi figurer un double fictionnel de l’auteur. Il accepte dans tous les cas l’impossibilité de sauver l’univers qu’il a créé, qui finit par s’effondrer. La question de l’héritage artistique incombe donc plutôt au producteur qu’au réalisateur, nous souffle le film ; et Miyazaki semble être en paix avec le fait de ne laisser personne reprendre le flambeau de son cinéma.

[1] Le documentaire Miyazaki et le Héron de Arakawa Kaku explore largement une lecture du film axée sur la relation entre Miyazaki et Takahata, dont le fantôme semble avoir plané sur toute la production du film. Il présente aussi le personnage de Kiriko comme inspirée par Yatsuda Michiko, mais nous nous risquerons à une autre lecture un peu plus loin.

Car ce n’est pas seulement Goro que Le Garçon et le Héron raye par ce geste de la liste des descendants possibles du cinéma de Miyazaki : si le film est un testament, il ne désigne aucun héritier. Ni Oshii Mamoru, ni Anno Hideaki, ni Shinkai Makoto – noms souvent cités comme des possibles relèves – ne semblent marcher aujourd’hui sur les traces de leur aîné. Le premier poursuit une œuvre essentielle mais marginale à travers des séries animées et des films-live ; le second est devenu l’un des cinéastes de science-fiction parmi les plus plébiscité au Japon ; quant au 3e, il poursuit une œuvre personnelle loin de l’influence miyazakienne. Si l’on a pu penser qu’ils allaient reprendre le flambeau, on sait maintenant que ce ne sera pas le cas, aussi bien à cause de ces orientations, que pour les divergences idéologiques et générationnelles qui les ont conduits à leurs carrières actuelles. Né en 1951, soit 10 ans après Miyazaki, Oshii Mamoru le suit de près dans tous les domaines. Il s’approprie une série TV pour un faire un long métrage personnel avec Lamu comme Miyazaki a su le faire avec Lupin III – il devait d’ailleurs réaliser le film suivant de la saga, sur les conseils de Miyazaki. Dans la foulée de Nausicaä, il réalise également un projet personnel et ambitieux (L’Œuf de l’ange – 1985) produit par le 3e homme de Ghibli, Suzuki Toshio. Ce dernier fait le lien entre les deux cinéastes, et les réunit pour un projet commun inabouti intitulé Anchor. Le réalisateur de Ghost in the Shell partage de plus les orientations politiques de Miyazaki. Il est collégien quand la police avertit à la fin des années 60 ses parents de ses participations aux manifestations, et ceux-ci l’écartent de Tokyo et des luttes en l’envoyant à la campagne. Quand il revient dans la capitale, les mouvements ont pris fin et le jeune homme se dirige vers des études de cinéma. Son œuvre est nourrie de cet engagement, à commencer par Jin-Roh, la brigade des loups (1999) qui s’y réfère explicitement. Mais l’impossibilité d’actualiser ces idéaux tués dans l’œuf leur y confère une impression de nostalgie, d’irréalité, et surtout une idéalisation ambiguë – qui se manifeste par une fascination complaisante pour la lutte armée et la chose militaire aux antipodes de l’héritage de Miyazaki. Son aîné, ayant vécu pleinement ces mouvements à l’âge adulte, a eu le temps de les maturer pour nourrir une réflexion profonde, lucide et apaisée, quand la vision d’Oshii est emprunte d’une colère fiévreuse, qu’il n’hésite pas à faire exploser de manière plus directe, puisqu’il a conscience du caractère illusoire de sa capacité à changer vraiment le monde. C’est cette radicalité qui le pousse vers une carrière en marge de l’industrie, loin de l’éclairage irradiant dont bénéficient les productions Ghibli.

Le cas d’Anno Hideaki est peut-être plus trouble. Le créateur d’Evangelion a su conserver une relation de confiance et de respect unique avec Miyazaki au fil des ans. Il a commencé à travailler comme animateur sur Nausicaä avant de développer seul Nadia et le secret de l’eau bleu (1990). En 2013, il prête sa voix au personnage principal du Vent se lève et il envisageait même de terminer le film si jamais son réalisateur n’arrivait pas à en venir à bout. Et pourtant, Miyazaki n’est pas tendre avec la génération d’Anno, dont il déplore le manque de convictions politiques. Il dit dans Turning Point : « Les enfants ont commencé à penser que le monde dans l’écran de télévision était plus intéressant que la réalité le jour où Ultraman a été diffusé. Pour cette génération, la chose la plus importante au monde était Ultraman« . Il vise directement le petit Anno, qui avait 12 ans en 1972, et regardait la première série de Kamen Rider plutôt que la prise d’otage du chalet d’Asama. D’une manière qui échappe peut-être à Miyazaki, Anno politise la culture Otaku, en critiquant sans cesse l’organisation des institutions (des tentaculaires et aliénantes SEELE et NERV dans Evangelion aux ratés de la bureaucratie de Shin Godzilla (2016), métaphore à peine voilée de la gestion de Fukushima). Mais surtout, il renvoie cette culture fermée sur soi au réel. L’œuvre d’Anno ne cesse d’interroger la capacité d’un individu, sommé au bonheur par une société oppressante qui l’entraîne dans une spirale dépressive, à vivre avec autrui. Miyazaki se demande comment changer le monde, Anno comment l’accepter.

Né encore 10 ans plus tard, en 1970, Shinkai Makoto réussit à dépasser le record du nombre d’entrées en salles du Voyage de Chihiro au box-office avec your name. (2016) et s’en fait le continuateur sur le plan du box-office. Il poursuit pourtant une veine individualiste qui l’en écarte radicalement. Quand Shinkai rend hommage à la fantasy miyazakienne dans Voyage vers Agatha (2011), il reste à la surface du bestiaire, pour mieux s’en séparer dans ses films suivants. Les Enfants du temps (2019) creuse cet écart de manière particulièrement frappante. Il est difficile de voir un discours écologique dans ce film évoquant le dérèglement climatique, qui nous apprend que puisque « de toute façon, le monde a toujours été fou, personne n’est responsable » et qui donne à ses personnages le droit de poursuivre une existence insouciante sans se préoccuper des enjeux collectifs. Shinkai n’est pas réellement intéressé par les problématiques militantes que ses films pourraient soulever et écarte toute interprétation politique pour se concentrer sur les enjeux mélodramatiques et les fluctuations fragiles des sentiments de ses jeunes personnages. A l’inverse, chez Miyazaki, les sentiments évoluent dans une conscience des changements et des enjeux du monde réel. On peut voir dans Le Garçon et le Héron un clin d’œil au cinéma de Shinkai dans la relation que nouent à travers le temps et les dimensions Mahito et Himi, mais son évolution peut aussi être vue comme un commentaire sur son cinéma, quand les personnages acceptent leurs responsabilités en retournant dans leurs mondes respectifs, malgré le destin tragique qui les y attend [1].

[1] Kephren Montoute me fait remarquer que Miyazaki fait également un clin d’œil à Shinkai à travers le générique de fin : « Depuis qu’il a commencé son cinéma catastrophe, Shinkai utilise RADWIMPS comme musique de ses films mais surtout comme épilogue dans ses génériques. Dans Le Garçon et le Héron, le générique de fin est signé Yonezu Kenshi, un pop-rockeur similaire aux membres de RADWIMPS : il est de la même génération (ils ont tous la trentaine), et revendique leur influence. Et les paroles de Yonezu servent d’épilogue au film de Miyazaki comme RADWIMPS chez Shinkai. C’est notable car dans Le Vent se lève, il utilisait une chanson de variété nostalgique, alors qu’avant, il collaborait avec Kimura Yumi qui fait de la musique folk traditionnelle« . Il me fait aussi remarquer, que, pour être juste avec Shinkai, « il dépeint de manière assez cruelle la précarité de la nouvelle génération des années 2000-2010, et dresse des paysages politiques à travers ces portraits. Il montre ce qui échoue dans la société, que l’on pourrait faire autrement si on pouvait voir en dehors de notre quotidien restreint« .

Récit autobiographique, réflexion sur le monde de l’animation… Le Garçon et le Héron est bien cela, mais ces lectures enferment l’œuvre dans un cadre top étroit, qui peine à le contenir. Le film est comme traversé par des courants contraires dans lequel le spectateur prend le risque d’être noyé. Le contraste est grand avec son précédent opus : Le Vent se lève était une œuvre réfléchie et précise, Le Garçon et le Héron est un cri débordant et bouillonnant. Jamais la méthode de création du cinéaste n’a donné un résultat aussi radical, comme si sa retraite, pourtant de courte durée, avait fait jaillir des visions de son inconscient de la manière la plus brute possible, avec une force et une nécessité accrue, sans soucis d’arrondir le récit pour lui donner une cohérence linéaire. Miyazaki travaille sans véritable scénario : il part de scènes-clefs, qu’il dessine lui-même. Ces tableaux/visions liminaires servent d’ancrage à l’œuvre à venir, et en définissent la direction. « Créer, c’est lancer un fil de pêche dans le cerveau« , se plait-il à dire pour définir son travail, et ses dessins sont le résultat brut de la pêche. A partir de là, il développe un storyboard qu’il poursuit de manière chronologique, pendant que les animateurs commencent à travailler sur le film. Il retouche dans le même temps lui-même chaque dessin, attentif aux mouvements propres des personnages, qui nourrissent et orientent la suite du storyboard et donc de son récit et de sa mise en scène.  

Nourri par l’inconscient de son créateur, Le Garçon et le Héron s’apparente plus que jamais à un rêve (ou à un cauchemar), où le rêveur est tour à tour le grand-oncle, créateur du monde fantastique, et Mahito  – dont la figure somnolente, après s’être donné un coup sur la tête, provoque la plongée du film dans le fantastique. Ce dédoublement ne touche pas uniquement Miyazaki dans ce que l’on peut voir comme un double autoportrait (comme le jeune homme rempli de rage qu’il a été, et le vieil homme sans descendance qu’il est), mais tous les personnages. La figure de la mère s’y trouve particulièrement complexifiée : brûlée vive par la guerre au début du film, elle revient tout d’abord sous une forme liquide fantomatique, avant d’apparaître sous les traits d’une jeune fille maîtrisant le feu, alors que son remplacement est programmé par sa sœur enceinte que le père de Mahito prévoit d’épouser. Mais de manière plus subtile, c’est à un autre personnage que Miyazaki prête les traits de sa propre mère dans le film : la vaillante Kiriko, qui veille à la fois sur Mahito et sa mère. Et elle aussi est double : elle est dans un premier temps la figure d’une vieille dame au caractère affirmé sous laquelle Miyazaki a déjà figurée sa mère à de nombreuses reprises (de la pirate Dora du Château dans le ciel à Toki, la vieille dame en fauteuil, dans Ponyo sur la falaise) avant de revenir sous les traits d’une jeune femme bravant les dangers dans le monde fantastique.

Ce jeu de double et de faux-semblants, s’il peint la complexité du monde en en montrant plusieurs facettes en même temps dans un geste proche du surréalisme, souligne le caractère flottant du souvenir et de la réminiscence. Il participe aussi, dans ce dévoilement trouble, à l’interrogation adressée dans le film à ceux qui viennent après lui : « comment vivrez-vous ? ». Une question complexe de la part de Miyazaki, qui sous-entend de demander à la fois : « comment vivrez-vous avec les brulures du passé et du vécu » (celles qu’il montre dans le film comme étant les siennes, mais qu’il partage avec l’humanité), mais également sans lui, et sans ses créations. Car Le Garçon et le Héron a avant tout été pensé comme un adieu au monde. D’après Suzuki, le point de départ du film est la volonté d’adresser un témoignage de sa disparition prochaine à son petit-fils. C’est pour cela que la présence de la mort irrigue chaque plan dans un geste inédit dans le cinéma de Miyazaki. Jusqu’alors, elle était toujours contrebalancée par une pulsion de vie qui venait la recouvrir : c’est à peine si l’on retrouve cet équilibre lors de la scène de l’envol des Warawara… Même ici, le passage des âmes vers la résurrection est une lutte dont les pertes semblent excéder les réussites ; et elle se clôt par la description crue du décès d’un pélican, brulé vif par Himi. La mort est partout dans le monde fantastique (dont la structure repose sur des pierres funéraires) auquel Mahito accède après un cruel acte d’automutilation. Le Héron lui inflige tout d’abord de revivre la disparition de sa mère, alors que le premier lieu qu’il y visite sera un cimetière. Les traces de la guerre du réel contaminent cet univers au bord de l’annihilation, dont l’existence précaire ne tient presque plus avant même l’arrivée de Mahito. Cette dureté prend racine dans la scène d’incendie qui ouvre le film, et dans laquelle Mahito voit sa mère périr. Si le parcours du personnage peut se voir comme une acceptation du réel, et donc l’accomplissement de ce deuil, il laisse tout de même une impression tenace de tristesse, puisque, si l’on revient au message de Suzuki, c’est sa propre mort que Miyazaki met ainsi en scène, et c’est à son petit-fils que Miyazaki demande de l’accepter. Le dernier plan du film peut aussi bien se lire comme une acceptation qu’une résignation : Miyazaki nous laisse sur une pièce vide, dénuée de tout mouvement, alors que son cinéma s’est entièrement construit sur la mise en scène de celui-ci.

Ce plan terminal, signifiant un adieu au cinéma, au monde et à la vie, est l’aboutissement d’une réflexion entamée par Miyazaki depuis des années : au moment de réaliser Ponyo sur la falaise, l’artiste se posait déjà cette question de ce qu’il laissait aux générations qui arrivent. Selon lui, faire des films (comme des mangas, des jeux-vidéo…) contribue à limiter leur imagination, à les enfermer dans un monde virtuel. Mais il sait aussi que voir à 5 ans un film inoubliable procure un bonheur incomparable, ce qui le pousse à travailler avec autant d’acharnement. Les 12 films de Miyazaki sont de ceux-là et regorgent d’images indélébiles et de visions à jamais ancrées en nous : une petite fille courant sur les vagues avec un grand sourire ; une autre qui s’assoupit paisiblement sur une créature gigantesque ; des parents qui se transforment en cochons ; des Sylvains semblant danser au gré du vent dans les arbres d’une forêt ; le sol qui se soulève comme le rugissement vivant de la terre avant de détruire Tokyo ; une lumière bleue qui irradie une jeune fille au point de la faire léviter… A cela, Le Garçon et le Héron ajoute encore une femme fondant comme de l’eau, un garçon recouvert par des grenouilles, ou un incendie, dont le feu est tellement intense qu’il semble irradier jusqu’à l’écran de projection lui-même.

Victor Lopez.

A lire : Hayao Miyazaki, nuances d’une œuvre. Ouvrage dirigé par Victor Lopez, édité par Les Moutons électriques.