Fils de Pema Tseden, prématurément décédé en 2023, Jigme Trinley est l’un des héritiers de son père dans le cinéma tibétain. Son long-métrage de 2021, One and Four, est sorti en Blu-ray chez l’éditeur chinois Disk Kino.
À la fin des années 1990 dans la montagne tibétaine, un garde forestier reçoit une étrange visite. Un homme se présentant comme policier lui dit être aux prises avec un braconnier qu’il a perdu de vue après une course-poursuite en voiture. Ce représentant de l’Etat lui intime de collaborer, l’homme en cavale risquant de vouloir se réfugier dans le chalet avant l’arrivée d’un blizzard annoncé…
One and Four est un film de jeunesse, qui comporte certaines imprécisions au niveau de l’intention mais qui se révèle malgré tout fort bien réalisé à travers une direction artistique à couper le souffle. Jigme Trinley a pour objectif de faire se confronter quatre personnages, avec l’acteur Jinpa (Jinpa, un conte tibétain) au centre, bourré de doutes quant à qui il a affaire. On pense aux 8 Salopards de Quentin Tarantino, film qui lui aussi met en tension des protagonistes dans un chalet pendant une tempête de neige. L’aspect différenciant de One and Four réside dans sa morale teintée de bouddhisme, où le réalisme magique fait son incursion et honore la nature contre des êtres humains violents et menteurs. L’imprécision réside dans l’écriture des personnages, ou plutôt dans l’écriture du scénario à leur égard, puisqu’à la fin, il est difficile de savoir quoi penser d’eux en tant qu’hommes, à part qu’ils sombrent dans le sang, que certains mentent et d’autres non. On reste sur un dilemme peu naturel.
Hormis la partie finale, cela dit, Jigme Trinley s’amuse avec ses personnages, qui arborent chacun leur style. La scène de repas entre Jinpa et le policier, moment de l’intrigue où ils fraternisent, est mémorable dans sa teneur doucement comique. Le réalisateur est diplômé de la Beijing Film Academy, et on reconnaît certains traits du cinéma chinois, qu’il soit commercial ou indépendant, par une forme de décalage de ton qui glisse pourtant tout seul, dans la mesure où le décor, la scène dans laquelle évoluent les personnages, surplombe leurs émotions. Jinpa et son invité existent dans ce chalet froid, inondé de volutes de vapeur d’eau expulsées de leur bouche, dans lequel a lieu leur discussion au gré du crépitement de la viande qui cuit. Bien que leurs visages soient filmés en gros plan (à l’inverse des films de Hou Hsiao-hsien ou de certains films de Jia Zhang-ke, pour faire référence aux mètres-étalons des cinémas chinois et sinophone), c’est la situation, le cadre, qui permet à la discussion de produire cet effet d’éveil face à l’image, et non l’essence de la discussion seule. Tout le film est traversé par cette méthode.
One and Four est un long-métrage doté d’une excellente mise en scène. Les prises de vue du ciel de la montagne sont extraordinaires et l’étalonnage qui colore le feuillage des arbres entre le noir et le bleu marine construit une atmosphère glaciale et obscure de toute beauté. L’unité de lieu du film est restreinte, entre un bout de forêt, une scène sur la route et le chalet du personnage de Jinpa. Le maximum a été fait pour donner un charme et une singularité à ces lieux. La colorimétrie met principalement l’accent sur les couleurs blanches, noires, grises et bleues. C’est pourquoi, lors de la scène de repas ou les réminiscences de nuit, la chaleur du feu, ou le grésillement des braises, ajoutent de la beauté à la beauté.
Long de 88 minutes seulement, One and Four est aussi un film très bien rythmé. Si Jinpa est le vecteur des doutes du spectateur sur ses interlocuteurs, le mystère qui entoure l’intention des autres protagonistes nous maintient constamment en haleine. Jigme Trinley a soigné les arrivées de chacun d’eux dans l’intrigue, de telle sorte que toutes laissent une certaine impression. Par le jeu de dupe, le suspense est tenu au gré des confrontations entre les protagonistes, leur déclaration, et leur façon, aussi, de jouer avec ce que les uns et les autres ne savent pas, n’ont pas vu, et ne peuvent pas vérifier. Sans aller jusqu’à la maestria psychologique (le film suit un dispositif trop simple pour cela), One and Four montre comment écrire des personnages motivés par un objectif, associé à un rôle adapté qu’ils endossent, et comment leur faire tenir leur discours dans les aléas de la menace que représentent les autres. C’est peut-être pour cela que note finale du film déçoit quelque peu, car on sent que ce système d’écriture plus qu’intéressant n’est pas poussé à son potentiel réel. Il n’empêche que One and Four est un voyage fascinant dans la froideur extrême de la montagne et qu’il offre une galerie de personnages hauts en couleur habitant un récit captivant.
Maxime Bauer.
One and Four de Jigme Trinley. Chine. 2021. Disponible en import Blu-ray chinois VOSTA chez Disk Kino.