EN SALLES – Audition de Miike Takashi

Posté le 12 avril 2022 par

Dans le cadre d’un tryptique autour de la J-horror, The Jokers ressort au cinéma, en version 4k, Audition, premier film de Miike Takashi (First Love, le dernier yakuza) à avoir été diffusé en France. Cette restauration nous offre l’occasion de nous repencher sur le film japonais désormais culte, sorti initialement en 1999.

Adapté du roman éponyme de Murakami Ryu, Audition raconte l’histoire d’un homme veuf nommé Aoyama, interprété par Ishibashi Ryo (Kids Return) dans l’un de ses meilleurs rôles. Habitué à la vie de père célibataire, Aoyama décide de finalement s’ouvrir à la perspective de retrouver l’amour. Son ami producteur de films, Yoshikawa (Kunimura Jun) lui suggère alors une combine qui lui permettra d’obtenir un large choix de prétendantes, tout en ayant le loisir de les trier comme il le souhaite : organiser une audition. Yoshikawa crée donc un faux projet nécessitant une actrice qui rassemble toutes les compétences et qualités qu’Aoyama recherche chez une femme et l’une des candidates, Asami (Shiina Eihi, hypnotisante dans le rôle) se démarque dès sa réponse épistolaire à l’annonce. Aoyama en tombe immédiatement éperdument amoureux mais la romance entre les deux personnages va prendre une tournure violente et destructrice.

Miike avait fait réagir, lors de la sortie d’Audition, en expliquant qu’à ses yeux, le film n’appartient pas au genre de l’horreur. S’il est difficile de nier le caractère violent ou effrayant de certaines séquences, il demeure vrai qu’Audition dépasse les frontières du genre et aboutit à une œuvre compliquée à classer. Le film n’est ni un drame à proprement parler, malgré sa première partie, ni un film d’horreur malgré la seconde, mais peut-être davantage une tragédie et une expérimentation sensorielle autour du thème de la solitude et du rapport à l’autre. Si Miike reste assez fidèle, dans le développement de l’intrigue, au roman de Murakami, il choisit tout de même d’épurer le récit pour s’axer uniquement sur la construction de ses deux personnages principaux et ce qu’ils font ressortir l’un en l’autre. Aoyama, pourtant de bonne volonté, ne parvient pas à dépasser ses projections personnelles sur Asami. Asami, elle, souffre de son manque de confiance envers les autres, et Aoyama ne fait pas exception. La fin fataliste d’Audition est déjà écrite dès leur rencontre et Miike parsème son film d’indices à l’attention du spectateur avec une utilisation virtuose de la cinématographie. Le réalisateur donne aux séquences initiales de romance entre les protagonistes une forme d’inquiétante étrangeté qui prend progressivement de plus en plus de place à mesure que le film avance. Dès lors, le spectateur ne peut plus détacher des évènements en apparence anodins, de l’épée de Damoclès que Miike fait planer au-dessus de la tête de ses personnages. Une simple scène de rendez-vous galant au restaurant devient un espace trouble où la cohérence des temps et lieux n’existe plus tandis que l’on assiste à un Aoyama qui vit béatement son amour naissant dans l’insouciance la plus complète. Il n’est pas la seule victime de la tragédie à venir, néanmoins, puisqu’Asami également nous apparaît comme de plus en plus prisonnière de sa présentation de femme idéale au fur et à mesure qu’Aoyama s’attache à elle.

Tout en misant très habilement sur une construction progressive de l’angoisse, la véritable force du film se joue dans l’expérimentation à laquelle se livre Miike dans la seconde partie du film. Les seules scènes où Aoyama et Asami se livrent enfin librement l’un à l’autre nous sont présentés comme des passages oniriques, sans qu’on ait le moyen de savoir s’ils ont été réellement vécus ou non. Ce moment où les émotions débordent après une aussi longue privation devient confus et cauchemardesque, alors même qu’il explique enfin d’où proviennent les angoisses des personnages. En insérant cette séquence entre le moment où Asami empoisonne Aoyama et celui où elle le torture, Miike transforme alors l’horreur en tragédie. L’incapacité profonde des personnages à comprendre leurs émotions, et donc à les transmettre, mène à une inévitable expression dégénérée et perverse de l’amour. Bien évidemment, Asami en est un exemple explicite dans sa transformation en une sorte d’Abe Sada tortionnaire, mais Aoyama lui aussi est finalement confronté à son incapacité à réellement comprendre les autres. La frontière entre autodestruction et destruction mutuelle vole alors en éclat car les personnages se font autant de mal à eux-mêmes qu’ils ne s’en font l’un à l’autre. Aucun des deux ne sort vainqueur de cet affrontement, qui parvient presque à laisser un regret amer de ce qui aurait pu être, alors que le film ne cesse de prouver qu’une romance était impossible.

Audition a amené à de nombreux débats quant à sa nature féministe ou misogyne et il semble désormais de plus en plus clair que le film se situe dans un entre-deux trouble. Aoyama est explicitement puni de sa vision fétichiste du sexe opposé mais sa caractérisation en bon père de famille et en plutôt chic type de façon globale, de même que son statut final de victime, suscitent l’empathie du spectateur. Asami, quant à elle, illustre l’archétype de la femme fatale monstrueuse, tout en rendant pourtant visible l’aliénation qu’elle subit vis-à-vis des attentes sociales patriarcales. Il est également difficile de savoir si Asami nous est présentée de façon fiable lorsqu’elle apparaît initialement comme une femme idéale, puisqu’elle est introduite alors que le point de vue d’Aoyama prévaut encore dans le film. Là encore, l’impossibilité de trancher entre les deux lectures est compliquée par l’incapacité à saisir où se situe la vérité entre ce que sont les personnages et ce qu’ils présentent d’eux-mêmes, en particulier l’un à l’autre.

Encore aujourd’hui, Audition n’a rien perdu de sa superbe et de la fascination qu’il suscite chez le spectateur. Même s’il ne s’agit pas du scénario le plus représentatif de l’œuvre de Miike (si tant est qu’il soit possible de définir une ligne directrice claire au vu de la densité de sa filmographie), le film réunit toutes les qualités du cinéaste et ne cesse de légitimer son statut quasi-univoque de chef d’œuvre au sein de sa filmographie. La remasterisation 4k rend encore plus perceptible la beauté de la construction des plans et sublime le film tout en accentuant l’immersion. Le travail du montage est également magistral, et le réalisateur prouve qu’il excelle au brouillage des frontières, qu’il s’agisse des genres cinématographiques, des mises en abyme entre rêve et réalité ou bien de l’écriture des personnages. Un très grand film par un très grand réalisateur, dans son heure de gloire, qui vaut absolument la peine d’être (re)vu, en particulier dans de si bonnes conditions.

Elie Gardel.

Audition de Takashi Miike. 1999. Japon. En salles le 13/04/2022.

Imprimer


Laissez un commentaire


*