FESTIVAL DE CANNES 2024 – Locust de KEFF

Posté le 16 mai 2024 par

Le jeune réalisateur taïwanais KEFF nous avait surpris et conquis via son moyen-métrage Taipei Suicide Story. En 2024, il présente à la Semaine de la Critique de Cannes son premier long-métrage : Locust. Avec un accent politique indéniable, cette première œuvre longue dresse le portrait d’une jeunesse chaotique en plein tourment généralisé.

2019, les manifestations à Hong Kong font rage. À Taïwan, Zhong-han, jeune homme muet, est le fils adoptif d’un couple de restaurateurs dans un petit quartier de Taipei. La nuit, il fait partie d’un gang qui rackette les commerçants. Lorsque son chef décide de monter d’un cran dans ses objectifs et de brutaliser des héritiers de bourgeois taipeiens, la spirale de la violence s’enclenche… Et Zhong-han aura du mal à composer avec l’amour filial qu’il voue à ses parents adoptifs et sa nouvelle petite amie, une employée de konbini.

Locust balaie de nombreuses thématiques politiques et sociales qui rythment la vie des taïwanais et sont la source de leurs angoisses. La menace d’une attaque chinoise est constamment rappelée par les nombreuses séquences de journaux télévisés, dans lesquelles il est question de la pénétration de l’espace aérien taïwanais par l’aviation chinoise ou les manifestations réprimées à Hong Kong, un miroir à ce qui peut attendre Taïwan. Le personnage de Zhong-han et de ses tuteurs, des tenanciers d’un bouiboui en marge de Taipei, incarnent la pauvreté qui existe encore dans l’île de Formose, malgré le boom économique si bien décrit par les réalisateurs de la nouvelle vague taïwanaise dans les années 1980. Leur affaire est menacée par le changement de propriétaire, qui passe d’un ami d’enfance du père qui a décidé d’émigrer, – Taïwan n’a pas d’avenir selon lui, aussi bien politiquement, économiquement que sécuritairement – à un promoteur immobilier vorace et fourbe. À cela s’ajoute l’intervention dans l’intrigue d’un vieux briscard de la politique peu fiable, officiellement pro Hong Kong (donc « du bon côté ») et le portrait de Taïwan par KEFF est complet : le poids qui pèse sur les petites gens est lourd, de par les menaces extérieures aussi bien que les nombreuses défaillances intérieures, à commencer par un capitalisme libéré et une corruption éhontée de la classe politique. Aussi, nulle surprise que la jeunesse sombre dans les activités criminelles, comme le fait Zhong-han. Issu d’un parcours compliqué et sans avenir ensoleillé – les couleurs sont d’ailleurs rares dans la colorimétrie du film, hormis les néons saturés des boites de nuit -, Zhong-han appartient à un gang violent, sans que le scénario n’en explicite la genèse, comme une évidence.

Le cinéaste articule donc cette toile de fond sociétale avec des moments de pure violence de thriller, celle des gangs et des rackets auxquels participe Zhong-han. Il entrecoupe tout cela de séquences de boites de nuit du plus bel effet et même de quelques instants romantiques avec la petite amie du personnage principal. Avec subtilité, on comprend vite que les deux amoureux, bien que se désirants l’un l’autre, semblent avoir d’autres préoccupations en tête, comme si la situation globale de Taïwan ne permettait pas de se projeter en couple, même pas chacun de leur côté. La violence, la romance et la politique se mêlent fermement dans Locust, qui bénéficie d’une durée 2h15 pour autoriser un contenu solide et dense. Il demeure, néanmoins, quelques passages assez mal amenés : la séquence finale, dans le karaoké, semble écrite de manière trop littérale – à moins d’y voir un élan de mise en scène métaphorique.

Malgré cela, Locust est une œuvre témoin de son temps et de son unité de lieu. Elle synthétise avec élégance les motifs du cinéma taïwanais – les séquences électro façon Millennium Mambo, le plan de scooter face caméra, l’héritage du cinéma de triades. Elle s’autorise également d’habiles innovations, à l’image du moment le plus sombre du film, se déroulant la nuit, où les protagonistes sont tous habillés de noir, sans qu’un évènement particulier ne soit apparu, mais comme pour signifier que la déchéance est totale. Et surtout, à travers l’histoire des parents de Zhong-han, le film se montre concerné par le passé, le présent, et le futur des taïwanais modestes, qui subissent les aléas politiques et économiques, et sur lesquels le sort s’acharne. Locust est une émanation de l’incertitude totale qui existe à Taïwan.

Maxime Bauer.

Locust de KEFF. Taïwan/Etats-Unis/France. 2024. Projeté au Festival de Cannes 2024.