ALLERS-RETOURS 2024 : Élégies d’Ann Hui – Balade lettriste à Hong Kong

Posté le 26 février 2024 par

Présenté en exclusivité au festival Allers-Retours, le nouveau film d’Ann Hui, grande réalisatrice du cinéma hongkongais, revient aux sources de son amour pour l’art : la littérature. Dans un documentaire faisant énormément penser aux déambulations d’Agnès Varda, Ann Hui nous invite à errer dans le paysage littéraire poétique du Hong Kong contemporain, en suivant plus particulièrement les parcours de Liu Wai-tong et Huang Can-ran, à travers un entretien croisé opposant les deux figures comme deux destinées poétiques contemporaines.

Durant cette agréable balade, Ann Hui nous invitera autant à découvrir une topographie de la poésie hongkongaise qu’une topographie impossible de Hong-Kong : s’il est souvent question de la vie quotidienne hongkongaise, celle-ci est rarement filmée et, pour cause, nos deux poètes, pôles indispensables du film, n’y habitent plus. Huang Can-ran, poète plus âgé, vit maintenant en Chine et blague sur le fait qu’il est « exilé économique ». Il est parti de Hong Kong car le coût de la vie y devenait trop chère. Liu Wai-tong quant à lui, bien plus jeune, est parti de Hong Kong pour Taïwan où il enseigne la poésie à l’université et vit de la traduction. Deux exilés donc, le premier parce que, fidèle à son poste de poète, ne gagnait pas assez et a décidé de rejoindre sa famille en Chine pour continuer son activité poétique. Le second, pour des motifs possiblement plus militants, est parti à Taïwan et semble avouer une certaine trahison envers la poésie ainsi que ses convictions dans son train de vie actuel.

Cette dualité, plus que le paysage littéraire proposé comme trame de fond par Ann Hui, est très intéressante à l’image. Le premier artiste, Huang Can-ran, présenté comme un vieux poète hongkongais nostalgique, est retourné dans l’Empire parce qu’il voulait garder son intégrité en tant que poète, en tant que littéraire. Liu Wai-tong, dont les raisons de son départ ne sont pas explicites dans le film – mais les articles de Brigitte Duzan à propos du poète ainsi que du documentaire sont assez éclairants – serait parti à Taïwan pour des raisons politiques après une grande implication dans les manifestations de 2019 à Hong-Kong. Un conflit éminemment politique se joue alors en sous-texte de cette opposition. Ce qui le rend d’autant plus intéressant de ce point de vue est que la cinéaste ne joue pas tant sur les discours et les débats poético-littéraires ou bien profonds qu’elle peut avoir avec les deux poètes, mais qu’elle laisse plutôt à l’image, à travers ce que la caméra capte de leur environnement et de leur manière d’être, une troisième strate de lecture se voulant aussi intime pour le spectateur et le film que pour la cinéaste et ses échanges. Une sorte de réalisme balzacien cinématographique se profile dans l’opposition des deux poètes et l’approche documentaire de Hui : derrière le contenu, ou plutôt le contenant, c’est la manière d’être, d’apparaître, d’interagir qui en dit le plus sur les deux pôles poétiques que la cinéaste choisit comme base rythmique de son documentaire.

Dans cette opposition volontaire mais impartiale, Huang Can-ran n’est pas celui qui a abandonné Hong Kong et Liu Wai-tong celui qui, politiquement, se trouve être le plus droit. Il y a un peu de cela, mais en captant leurs situations respectives, Ann Hui capte aussi une situation assez surprenante : à qui cela a rapporté le plus ? Huang Can-ran, s’il n’a pas l’air non plus aux portes de la misère, n’a clairement pas le même train de vie que le poète Liu Wai-tong qui, lui-même l’assumant parfois, en suivant ses convictions politiques et allant à Taïwan, se trouve dans un rapport bien plus complexe à son art, tout comme vis-à-vis de ses convictions. Mais Huang Can-ran, de son côté, semble désabusé et avoir abandonné, tandis que Liu Wai-tong, qui vit plutôt bien mais ne se sent pas à l’aise, possède un certain espoir qui fait qu’il s’accommode afin d’arriver un jour à un mieux. Finalement, en sous-texte de ces discours littéraires très intéressants et ne donnant qu’une envie, découvrir le paysage poétique hongkongais, se joue à l’image cette complémentarité douloureuse : l’opposition entre deux poètes hongkongais qui dessinent une situation d’une complexité totale dont la logique ne se révèle que par le seul point de vue d’Ann Hui plombant le métrage du début à la fin ; Hong Kong n’est plus. Ou plutôt, le Hong Kong d’Ann Hui, celui à qui elle dédit ce film et déclare son amour, n’est plus. Huang Can-ran, en nostalgique, continue ce qui le faisait vibrer au coût de son train de vie et d’un abandon politique. Liu Wai-tong, en optimiste, met de côté ce qui l’anime dans l’espoir que le politique regagne ce qu’il a perdu, quitte à s’accommoder et se défaire, de temps à autre, de sa condition de poète.

Élégies, dont le titre se révèle à présent bien plus clair, est donc autant une cartographie littéraire qu’une cartographie amoureuse de la ville, mais un amour nostalgique, un amour qui n’est plus possible et qui se rapproche bien plus de la souffrance mélancolique que de la flamme vivace. Si ce constat proposé esthétiquement par Ann Hui dans cette opposition malheureuse est critiquable, elle correspond parfaitement au ton doux-amer du film qui le rend si charmant et à cette errance impossible de la cinéaste. Cela lui permet aussi quelques scènes ravissantes où les poèmes lus sont associés aux ruines mentales de son Hong Kong, en images sous nos yeux et derrière sa caméra, tandis que le film prend alors une certaine dimension lettriste où image et texte, de manière autonome, se complètent, se répondent, s’opposent et dialoguent, le tout en même temps. Et à travers cette opposition complémentaire, si Ann Hui se place clairement du côté nostalgique, elle donne aussi une voix à la nouvelle génération pour qui le combat n’est pas terminé. Sa caméra, contrairement à elle, faisant office de captation neutre, permet de faire un portrait à l’image des deux poètes qui dépassent les simples considérations de la cinéaste et ne regardent que le spectateur ainsi que la personne filmée.

Élégies est donc un film très charmant. Ce portait doux-amer qui semble tant être une déclaration d’amour éternelle qu’un deuil gagne en force par la présence de la cinéaste qui, au lieu de parasiter l’image par sa présence, l’embellit dans son rapport inextricable au sujet. Le documentaire étant très autocentré, malgré son sujet littéraire, cela permet à Ann Hui de s’imposer autant dans ce film et d’apporter un constat personnel mis en image avec des fragments de ce qu’elle aime : des textes, des discussions théoriques, des discussions légères et des bouts de Hong-Kong. Il est aussi une très bonne représentation de la littérature au cinéma, se rapprochant parfois des films lettristes ainsi que des films de Debord dans leur rapport au discours et au texte, puisqu’elle n’enlève rien au caractère littéraire de son œuvre malgré son aspect profondément cinématographique. La littérature, en tout point opposée au cinéma, est résolument une affaire intérieure, tandis que le cinématographe se distingue par sa capacité purement objective de ne capter que ce que la caméra possède devant soi. Mélanger les deux est donc procéder à une entreprise très hétérogène que la cinéaste arrive à faire : l’irreprésentable se voit alors représenté tant par un pied de nez au niveau de la littérature que du cinéma et de son rapport au réel et aux images (voir le film sous-titré renforçant d’autant plus cette expérience lors des lectures de poèmes). L’intérieur se voit devenir image tandis que l’image devient texte et que tout est du point de vue de la cinéaste qui, omniprésente à l’image, ne semble jamais réaliser qu’un film sur elle-même et sa perception de Hong Kong, à travers le Hong-Kong littéraire. Sa force est tout de même d’arriver à laisser une place au spectateur dans ce dispositif très personnel, notamment grâce à l’image cinématographique, et donc de dépasser le simple autoportrait de la cinéaste qui se laisse aller à ses divagations, en donnant donc le pouvoir au spectateur de pouvoir faire de même.

Thibaut Das Neves

Élégies d’Ann Hui. Chine-Hong-Kong. 2023. Projeté au Festival Allers-Retours 2024