Celluloid Underground - Ehsan Khoshbakht

BLACK MOVIE 2024 – Celluloid Underground d’Ehsan Khoshbakht

Posté le 20 janvier 2024 par

Vie et mort des images avec Celluloid Underground d’Ehsan Khoshbakht, historien du cinéma. Ou comment chercher (et trouver) des films en Iran après la Révolution islamique de 1979. Un film sur la cinéphilie et le pouvoir des images mais aussi le portrait d’un gardien de l’ombre, Ahmad Jurghanian, qui a conservé et sauvé plus de 5 000 films promis à la destruction par un pouvoir politique criminel. C’est à découvrir au Black Movie !

Celluloid Underground est un film autobiographique : l’histoire d’Ehsan Khoshbakht, comment il a découvert le cinéma et comment il s’est donné pour mission de projeter des films en Iran, de manière légale ou non, avant de partir au Royaume-Uni. Celluloid Underground est un portrait d’Ahmad Jurghanian, projectionniste dans les années 1970, qui a conservé, au péril de sa vie, plus de 5 000 films et des milliers d’affiches et photos de cinéma après la Révolution islamique de 1979. Celluloid Underground est l’histoire du cinéma en Iran, de l’âge d’or des années 1960-70 aux ténèbres depuis 1979, avec la destruction de la plupart des films iraniens, l’interdiction de posséder des films en privé et la censure permanente, faisant encore aujourd’hui de l’Iran un pays hostile à la libre création et à l’épanouissement sain d’une industrie cinématographique.

Co-directeur et curateur du festival Il Cinema Ritrovato, consacré à la découverte de films rares ou considérés comme perdus, Ehsan Khoshbakht a le cinéma pour mémoire. Il a déjà réalisé en 2019 le documentaire Filmfarsi, consacré aux films populaires iraniens des années 1950 à 1979, année de la Révolution islamique qui interdit alors ce type de films, jugés immoraux. La guerre culturelle accompagne, voire précède souvent, la guerre politique (on se souvient du limogeage de Henri Langlois de la direction de La Cinémathèque française en février 1968). En Iran, la mise à mort du cinéma a commencé en 1978 avec l’incendie criminel (478 morts) du cinéma Rex d’Abadan pendant la projection du Cerf de Massoud Kimiai. Un événement tragique mis en scène en 2020 dans Careless Crime de Shahram Mokri. 1979 est non seulement un coup d’arrêt au cinéma farsi mais le début d’une destruction systématique des films de patrimoine, l’interdiction de posséder du matériel vidéo privé et la diffusion, à la télévision nationale, d’un seul film par semaine, amputé, caviardé et censuré si nécessaire.

Celluloid Underground - Ehsan Khoshbakht

Comment devenir cinéphile dans un tel environnement ? C’est ce que raconte Ehsan Khoshbakht, né en 1981, qui a découvert le cinéma à six ans avec Barabass de Richard Fleischer et a été ébloui par la lumière aveuglante qui émanait de Jésus dans l’une des scènes. Fin des ténèbres pour lui, qui se met à enregistrer sur VHS les films diffusés à la télévision nationale et les diffuse à partir de 1998 dans le ciné-club qu’il a créé. Cette période est documentée dans Celluloid Underground parce qu’Ehsan Khoshbakht possédait du matériel vidéo privé (ce qui était donc illégal) et filmait des moments de sa vie quotidienne. Il a alors un rêve : projeter des films en pellicule et non des copies VHS de qualité médiocre. Il contacte alors Ahmad Jurghanian, ancien projectionniste qui posséderait plus de 5 000 films. Surnommé par ses amis le « Henri Langlois d’Iran », il stocke dans plusieurs appartements des milliers de bobines : films iraniens ou étrangers, de la période du muet jusqu’en 1979. C’est un gardien du cinéma. Il a même été torturé en prison en 1984 pour détention de matériel cinématographique et a dû, pour éviter la mort et préserver l’essentiel de sa collection, sacrifier la localisation d’un appartement qui contenait environ 800 films. Les visites de Khoshbakht à Jurghanian sont filmées et on ne peut être qu’interloqué devant sa caverne d’Ali Baba : des piles et des piles de bobines, d’affiches et de photographies, entassées du sol au plafond, dans ce qu’on ne peut plus vraiment appeler une cuisine, une salle de bain ou un salon. C’est à la fois miraculeux et frustrant de voir ce patrimoine préservé mais invisible pour le public. À quoi bon garder ces trésors si personne ne peut les voir ?

Celluloid Underground est le film est d’une passion, celle d’un cinéphile avec sa soif d’images, et d’une Passion, celle du cinéma mis à mort en Iran. Décidément, c’est le destin qui a fait de Barabass le premier film vu au cinéma par Khoshbakht.

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Imitation du cinéma

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Pour sa mise en scène, Khoshbakht recourt à trois types d’images : des images tournées à notre époque, dans l’hôtel Sir Alfred Hitchcock, à Londres ; ses vidéos personnelles tournées au caméscope à la fin des années 1990 et au début des années 2000, quand il animait son ciné-club et fréquentait Ahmad Jurghanian ; et enfin, des extraits de films iraniens en partie perdus, qui ont survécu grâce à des copies VHS pirates ou aux bobines conservées par Jurghanian.

Tout le film est pensé par le cinéma, et ce, dès l’exergue : « Tu disparaîtras dans l’écran des secrets », phrase du poète persan du XIIè siècle Omar Khayyam (qui ne pouvait donc faire explicitement référence au cinéma). La position de Khoshbakht à Londres est également contaminée par le cinéma : il se filme dans des lieux hantés par la présence de Hitchcock et utilise des extraits de ses films pour « habiller » son propos : ici Agent secret, là Le crime était presque parfait. Le MacGuffin de Celluloid Underground nous est rapidement dévoilé : l’annonce de la mort d’Ahmad Jurghanian, prétexte à cette réflexion sur le cinéma en Iran et une étape cruciale dans la cinéphilie du réalisateur.

Celluloid Underground - Ehsan Khoshbakht

Pour illustrer les séquences explicatives sur l’évolution du cinéma en Iran et l’histoire personnelle d’Ahmad Jurghanian, le réalisateur utilise des fragments de films iraniens pré-Révolution, en partie perdus, comme des pièces d’un puzzle désormais éternellement incomplet. Le cinéma est-il imitation de la vie ou la vie est-elle une imitation du cinéma ? Comment la vie et le cinéma s’alimentent-ils l’un l’autre ? Tuer le cinéma, c’est tuer une partie de l’Iran. Utiliser les fragments de films perdus permet de ressusciter ce pan de l’histoire. Voir des extraits de films de Siamak Yasami, Shapour Gharib, Saeed Motallebi ou Saber Rahbar, c’est revivre l’Iran des années 1960-70. Ahmad Jurghanian est même comparé physiquement à Mohammad Ali Fardin, acteur et réalisateur dont la carrière fut stoppée à la Révolution. Fardin joue donc, a posteriori, le rôle de Jurghanian. À moins que ce dernier ne soit, à son insu, vampirisé par les poses et mimiques de Fardin ? Ce même Jurghanian, qui, lorsqu’il fait pénétrer le réalisateur pour la première fois dans l’une de ses cavernes aux trésors, explique malicieusement : « J’ai acheté cet appartement en pensant au Samouraï parce qu’il ressemblait à la planque d’Alain Delon. »

En 1982, lors de la sortie de Passion (heureuse coïncidence ?), Jean-Luc Godard disait dans un entretien : « Le cinéma est tout. Je fais du cinéma tout le temps. Là, j’en fais. Il n’y a pas de différences. C’est ça qui m’a attiré dans la Nouvelle vague, c’est qu’il n’y a pas de différences entre la vie et le cinéma. Mo-même j’ai fini par me considérer aujourd’hui comme un support en mouvement. Je pense que les hommes et les femmes sont des moyens de communication ». Amen.

Marc L’Helgoualc’h

Celluloid Underground d’Ehsan Khoshbakht. 2023. Royaume-Uni-Iran. Projeté au Festival Black Movie 2024.

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