L’Inde serait-elle le nouveau terreau de la comédie horrifique ? C’est en tout cas ce que tente de démontrer Bhediya d’Amar Kaushik, film purement bollywoodien qui entrelace humour, lycanthropie et défense de l’environnement. Sorti à l’automne en Inde mais encore inédit en France, le long-métrage était présenté en Suisse au Neuchâtel International Fantastic Film Festival (NIFFF).
Bhediya s’inscrit dans un genre tout récemment renouvelé en Inde : la comédie horrifique, ou, si l’on s’en tient aux codes du cinéma populaire hindi, le masala de l’épouvante. Mélange assumé de visages apeurés, d’amour, de musique et de messages sociaux, cette variété de films a connu son apogée dans le pays en 2007 avec Bhool Bulaiyaa de Priyadarshan, récit amusant d’esprit et de possession, avant d’être délaissée.
Dix ans plus tard, l’engouement est relancé par la mise en place d’une franchise ambitieuse initiée par le producteur Dinesh Vijan : après le succès de Stree d’Amar Kaushik en 2018, une nouvelle histoire d’esprit issue du riche folklore indien, ce sont Roohi (Hardik Mehta, 2021) et enfin Bhediya qui viennent poser les fondements d’un univers fantastique adepte de la chair de poule.
C’est ainsi un personnage secondaire de Stree qui réapparaît dans Bhediya pour faire le lien avec les précédents longs-métrages : un peu simplet, Jana (Abhishek Banerjee) accompagne son cousin Bhaskar (Varun Dhawan) dans une région reculée et forestière de l’Inde pour qu’il mène à bien son projet de construction routière. Une fois sur place, Bhaskar est toutefois confronté à l’hostilité des locaux, qui respectent la nature environnante. Une nuit, le jeune homme est attaqué par un loup, qui le mord au postérieur. Dès le lendemain, des phénomènes étranges commencent à se produire au village…
Gentiment moral, le film ne se prend jamais tout à fait au sérieux, assumant son côté populaire bollywoodien : les scènes d’actions, point fort ces dernières années des cinémas indiens qui misent sur le spectaculaire, sont prenantes, et malgré un fond vert parfois grotesque, la VFX est une réussite. On retiendra notamment les plans particulièrement travaillés de transmutation d’homme à loup, qui n’ont rien à envier à Hollywood, et qui impressionnent par leur maîtrise. L’interprétation “au poil” de l’acteur Varun Dhawan, qui oscille entre cinéma ultra-commercial et films sociaux populaires, est ici à souligner. Son jeu, trop souvent caricaturé et sous-exploité dans des productions de faible qualité, mérite d’être reconnu.
A vouloir trop s’inspirer des Etats-Unis, le long-métrage se perd cependant parfois dans des imitations saugrenues qui peuvent déstabiliser le spectateur occidental. Si la tendance à copier-coller l’oncle Tom depuis la libéralisation du pays dans les années 1990 est bien ancrée (l’idée de franchise a été suivie très rapidement dans les années 2000 et les séquences musicales suivent les modes de MTV), il peut être étonnant de reconnaître presque note pour note la bande-sonore de la série Stranger Things dans plusieurs scènes.
Notons toutefois que malgré ces reproductions amusantes des références occidentales, l’âme indienne n’est jamais loin, et tout se retrouve rapidement remixé et mis à la sauce locale : c’est, finalement, ce que Bollywood fait parfois de mieux.
En effet, sous couvert de divertissement, d’emprunts et de scènes un peu gores, Bhediya révèle un propos très politique habilement recouvert pour passer sans accroc auprès des masses. Si le message premier du film est bien sûr le respect de la nature et de l’environnement face au capitalisme destructeur – discours déjà intéressant dans le cadre de l’Inde moderne – c’est avant tout l’intolérance qui est pointée du doigt. Fait rare, le long-métrage est tourné avec de nombreux acteurs locaux dans l’État de l’Arunachal Pradesh, situé à l’extrémité nord de l’Inde et frontalier de la Chine, vite désigné par un des personnages comme un “pays étranger” où ne vivent que des personnes aux traits de “Chinois”. Peu visible dans la production cinématographique indienne, cette région souffre en effet d’un racisme latent, exacerbé par son isolement.
Si les ambitions territoriales de la Chine sur place ont fortement dû jouer dans la tournure inclusive du film, le ton nationaliste n’est jamais adopté. Tout au plus, un soupçon de patriotisme qui reconnaît ses failles. Le réalisateur se permet même un petit tacle à l’idéologie de l’hindutva du Premier ministre Narendra Modi, en critiquant l’obsession pour la langue hindi.
Malgré la montée d’un pouvoir autoritaire et d’une censure contraignante, Bollywood conserve donc la mince marge de manœuvre subversive qui fait son succès depuis plus de cinquante ans. Une bonne nouvelle pour les spectateurs, comme pour l’industrie.
Audrey Dugast
Bhediya de Amar Kaushik. Inde. 2022. Projeté au NIFFF 2023.