Pour son premier long-métrage d’animation, la réalisatrice iranienne Sepideh Farsi choisit de se pencher sur le début de la guerre irano-irakienne, en 1980, à Abadan, plus grand port pétrolier du sud du pays. Par le regard d’un adolescent désœuvré, la cinéaste dessine les contours d’une violence absurde et ordinaire, au sein de laquelle l’espoir peu à peu renaît. La Sirène est en salles depuis le 28 juin.
Omid a 14 ans. Il joue au football quand, soudain, des missiles s’abattent sur la grande raffinerie de la ville. Le bombardement marque le début de 8 ans de conflit entre son pays, l’Iran, et l’Irak. Le jeune homme décide de rester avec son grand-père, et cherche désespérément à obtenir des nouvelles de son frère aîné, parti au combat. Pendant plusieurs mois, il erre dans la ville, tantôt livreur de plats préparés, tantôt soldat, liant des amitiés étonnantes et s’occupant de son coq de combat.
Pour la réalisatrice Sepideh Farsi, interdite d’entrée en Iran depuis 2009 et exilée en France, l’animation était une évidence pour mettre en scène ce chaos. Une occasion de mettre une certaine distance avec la violence du réel, et d’offrir à ses personnages des variations d’âme par touches de couleurs. Des aplats ternes ou vivaces qui donnent à chaque plan son essence propre.
C’est toutefois le rouge qui domine la palette du long-métrage, et qui s’étale comme une peinture épaisse et liquide sur le corps des êtres animés. La couleur tache dès le premier plan le visage d’Omid enfant, confronté pour la première fois à la mort. Elle le poursuit ensuite pendant tout le récit, du sang des victimes qui tombent sous les bombes ou au combat, au foulard dénoué que lui donne une jeune fille aux cheveux lâchés.
Cela fait en effet un an que la révolution a renversé le Shah d’Iran et que les islamistes ont pris le pouvoir. L’art, la liberté des femmes et la tolérance religieuse se sont effacés dans le pays. Ne restent que des vestiges du passé dans les intérieurs privés des maisons d’Abadan, entre photographies de tenues décontractées, divas recluses et bouteilles d’alcool enfouies. C’est pourtant un emblème de la mondialisation que regardent avec passion Iraniens et Irakiens lors de rares moments de répit : dans une séquence soulignant l’absurde des déchirements idéologiques, des images de la célèbre série animée Goldorak apparaissent sur les écrans de télévision, tandis que le générique, en persan, retentit et fascine les spectateurs. La part de l’imaginaire et de l’échappée l’emporte alors, et le rêve s’élève contre l’insupportable réalité.
Alternant plans en plongée et contre-plongée pour souligner l’angoisse des personnages aux visages grisâtres face à la violence qui les entoure, Sepideh Farsi joue aussi sur les reflets des étendues d’eau, des appareils photos et des miroirs. Une façon d’insister sur le passé et le présent qui déchirent les habitants de la ville, encore libres et en paix un an auparavant, et d’illustrer son propre travail de mémoire sur ce conflit qui a fait plus d’un million de victimes civiles et dont il reste aujourd’hui peu de traces.
La Sirène, titre ici encore au double sens qui renvoie à la fois aux bruits stridents qui annoncent l’arrivée des bombes, et au bateau salvateur du père d’Omid, est hanté par la mort des innocents. Pour apporter une douceur à l’histoire, malgré son impossible légèreté, chaque scène de violence est accompagnée de musique : traditionnelle, au travers des retentissements du damman, le tambour local, pop quand elle sort de la radio d’une voiture, ou religieuse au sein des lieux de culte ou de recueil. Poétiques et puissantes, les mélodies et les rythmes entrent alors dans une forme de résistance au désespoir et aux interdits.
Sepideh Farsi refuse en effet toute fatalité. Malgré les tragédies, la brutalité et l’insensé, la réalisatrice veut croire à la solidarité et la compassion humaine. Alors que l’Iran connaît aujourd’hui une énième crise politique et civile qui paraît sans issue, le message est plus que jamais d’actualité.
Audrey Dugast
La Sirène de Sepideh Farsi. France-Allemagne-Luxembourg-Belgique. 2023. En salles le 28/06/2023