Entretien avec Zheng Lu Xinyuan pour Jet Lag

Posté le 9 mars 2023 par

Après le très beau The Cloud in Her Room projeté sur nos écrans en 2021, la réalisatrice chinoise Zheng Lu Xinyuan revient un travail qui pousse les curseurs de ses obsessions de cinéaste encore plus loin. Nous l’avons interviewé à l’occasion de la sortie de son second long-métrage : Jet Lag.

On vous a découverte en 2021 avec votre premier long-métrage, The Cloud in Her Room. Pouvez-vous nous présenter votre parcours ?

Je suis née et j’ai grandi à Hangzhou, une petite ville à deux heures de Shanghai. Enfant, j’avais déjà le désir de partir et explorer le monde. Après le lycée, je suis donc allée à Beijing pour faire mes études universitaires puis je suis partie aux Etats-Unis pour étudier dans un programme de cinéma.

Lorsque j’étais aux Etats-Unis, j’ai commencé à réfléchir aux endroits que j’avais connus et d’où je venais. Ces réflexions sont à l’origine de The Cloud in Her Room. Le film n’est pas totalement autobiographique mais il met en scène des souvenirs, ou plutôt des représentations visuelles de souvenirs,  quelque peu romancés. L’histoire de The Cloud in Her Room se rapproche de mon expérience, ce qui y est raconté sont des épisodes qui sont restés en moi mais que je percevais avec une certaine distance, la distance de l’expatriée. C’est cela qui m’a poussé à revenir en Chine et à réaliser le film. Il y avait dans ces histoires quelque chose de précieux et de beau que je voulais faire exister.

Le film a été présenté au Festival de Rotterdam en 2020. C’était un des derniers festivals avant que la crise du Covid n’éclate et nous nous sommes retrouvées coincées en Europe avec ma petite-amie. Durant cette période, j’ai regardé beaucoup de films et j’ai relu de vieux projets. J’avais commencé à écrire Jet Lag en 2013 et j’y parlais de ma grand-mère. Peu à peu, l’histoire de ma grand-mère et la situation avec ma petite-amie se sont mélangées, ainsi que mes sentiments sur la période, le thème de la diaspora, ce qu’on laisse derrière soi, la notion de temps qui semble s’étirer autant qu’il se resserre… Tout ceci a contribué à construire ce qui est devenu Jet Lag. Le film a ensuite été sélectionné à Berlin et a voyagé dans le monde. J’en suis là !

J’ai entendu dire que vous aviez réalisé un court-métrage avant The Cloud in Her Room.

Quand j’étais à l’université, j’ai participé à un programme de la New York University sur l’art urbain et le documentaire. Il se déroulait d’ailleurs sur le campus parisien de NYU. C’était l’occasion de m’entraîner et de voir également si je souhaitais poursuivre dans cette voie. J’ai adoré cette période à Paris et j’ai réalisé que j’aimais utiliser le cinéma, l’art en soi, comme un moyen de m’approcher des gens, et de me pousser à être plus présente, à m’impliquer davantage dans la vie de manière générale. Cette expérience m’a décidé à entrer dans une école de cinéma aux Etats-Unis où j’ai réalisé plusieurs courts-métrages.

Avant The Cloud in Her Room, quand je suis revenue en Chine, j’ai fait un autre court-métrage parrainé par Tsai Ming-liang et Bela Tarr. C’était un programme pour les aspirants cinéastes à l’issue duquel vous deviez tourner un film en 10 jours. À ce moment-là, je commençais à expérimenter avec la structure narrative, la construction non-scriptée, l’écriture filmique. Tsai ne demandait pas à lire les scénarios. Il nous demandait de lui montrer les lieux dans lesquels nous allions filmer à la place et nous allions les visiter ensemble. Je lui ai alors parlé de mon intérêt pour les albums photos. En effet, lorsqu’on regarde un film, on perçoit la structure souvent linéaire, une certaine logique, de scène en scène. Il n’existe pas forcément de liens évidents, ou de logique, entre les photos d’un album. Néanmoins, quand on termine un album de photos, il nous reste une idée de ce que l’on a vu, des sensations ou des sentiments qui demeurent en nous. C’était le type de films que je voulais réaliser, dans un processus créatif très organique.

Enfin, j’ai fait un dernier court-métrage en 2018 qui a d’ailleurs été réédité l’an dernier. Il s’agit davantage d’un projet collaboratif avec des jeunes de quartiers défavorisés. Au sein des grandes villes de Chine, comme Guangzhou, dans lesquelles le développement urbain a été trop rapide et sujet à des influences variables selon les pouvoirs en place, il y a ces endroits qui semblent avoir été laissés en jachère, comme coincés dans un entre-deux. Ce sont des espaces très intéressants : beaucoup de jeunes vont et viennent, y vivent un temps puis s’en vont d’une manière extrêmement fluide. C’est comme un collage urbain, pas défini comme un quartier résidentiel en tant que tel mais davantage comme une communauté en mouvement constant, comme un flot ininterrompu de circulation. J’ai donc proposé à ces jeunes de travailler ensemble sur ce projet qui a vraiment été pensé comme une œuvre d’art collaborative.

Votre premier long-métrage était une fiction et votre second est un documentaire. Pourquoi ce choix ? 

Quand j’ai réellement commencé à réaliser, j’écrivais et je faisais de la photographie. J’ai étudié le journalisme en licence et l’investigation, l’enregistrement, les interviews du réel… Interagir au sein d’une réalité par le biais de la vidéo est devenu une sorte d’habitude.

Je me suis tournée davantage vers la fiction quand je suis arrivée aux Etats-Unis. Les deux formes coexistent en moi. Je ne réfléchis pas vraiment en termes de documentaire ou de fiction, je n’ai pas de plan de carrière. Je souhaite raconter des histoires et les raconter dans la forme narrative qui conviendra le mieux, quelle qu’elle soit. Ce qui me passionne, c’est explorer et travailler avec des personnes intéressantes. Il ne s’agit pas de moi ou d’eux mais de créer quelque chose, d’aller vers quelque chose que nous n’aurions jamais encore tenté.

Néanmoins, je pense qu’il y a quelque chose de plus difficile, et certainement de plus courageux, dans le documentaire et la collaboration avec des personnes réelles. En effet, le documentaire laisse une trace, du moins une influence, dans la vie des personnes qui y participent. En retour, on doit les laisser influencer la nôtre car c’est un échange qui doit être réciproque. Il y a aussi une responsabilité à bien les représenter. C’est un processus auquel je suis habituée et en même temps, c’est toujours un challenge.

Sur Jet Lag, je travaillais, en plus, avec ma famille et mes amis. Certains traversaient des épreuves et des changements dans leur pays et je voulais représenter cela. C’était ce sur quoi je voulais travailler après The Cloud in Her Room. Il s’agit moins d’un choix conscient qu’un désir d’aller vers ce sujet ou cette histoire.

Il y a beaucoup de thèmes différents dans Jet Lag : la crise du Covid, l’amour, l’éloignement de chez soi, la famille, la révolution birmane… Comment avez-vous fait coexister tous ces sujets lors de la fabrication du film ?  

La vie est compliquée. Elle ne suit pas forcément une ligne droite et ne vise pas forcément un certain objectif. Bon nombre de films, notamment américains, sont construits de manière à pouvoir tenir en deux phrases d’un résumé. J’essaie d’écrire comme je pense. De suivre le fil de mes pensées. Je veux que mes films soient des expériences partagées, que les gens rentrent et sortent du film à leur guise. C’est très universel mais c’est aussi très personnel. Je vois mes films comme une « invitation ouverte » : on n’a pas à être en accord avec ce que j’essaie de dire ou l’interpréter de la manière dont je l’entends. C’est un espace ouvert, comme la vie. Selon leurs expériences, certains verront uniquement l’aspect familial ou bien d’autres seront plus touchés par l’aspect politique, etc.

Vos plans sont très travaillés. Diriez-vous que vous avez une approche esthétique du cinéma ? 

Je crois être une personne curieuse et très sensible. Que ce soit dans la vie ou lors de la préparation d’un film, je vais ressentir des choses et j’aurais besoin de les écrire ou d’en garder une trace avec des photos par exemple. Je ne comprends pas toujours ce que je ressens dans ces moments mais j’aime conserver ces « pièces ». Peut-être en ferais-je sens plus tard.

Je pense qu’il est essentiel de prendre le temps de regarder et d’examiner ce que l’on regarde. D’une certaine manière, c’est ce qui m’a poussé à me regarder, à m’examiner à travers le film, au sein de ces plans. Grâce à cela, je continue de changer et de m’affirmer.

Quand j’ai commencé le cinéma, et je pense que c’est le cas de beaucoup de jeunes cinéastes, on part de quelque chose de très soigné et de beau car ce sont les références que l’on a eues de nos pairs et de nos modèles. Puis, au fur et à mesure, on s’éloigne de cette conception, on s’émancipe et on trouve sa propre voix.

J’étais à la Berlinale récemment et je suis allée voir l’exposition William Eggleston à Berlin. Souvent, il inclut un élément en périphérie du cadre, comme un imparfait fragment de vie que chacun peut interpréter à sa manière. C’est ce que je recherche : laisser de la place pour une intrusion, créer quelque chose qui sera moins parfait, moins soigné, mais plus conscient de la vie en dehors du cadre.

Malgré les différents sujets abordés dans Jet Lag, il y a une unité visuelle très forte dans le film. Comment y êtes-vous parvenue ? 

Hormis les quelques scènes tournées par ma compagne, j’étais la seule à filmer sur ce projet. Il n’y avait pas de directeur de la photographie. Peut-être que ceci vient de là. Nous avons utilisé des outils portables, comme l’IPhone ou la DV, ce qui a influencé la façon d’appréhender les plans. L’équipement était plus léger, facilement transportable et manipulable. Il y avait moins de logistique et de problématique de raccords ou de synchronisation. C’était davantage un jeu ou une danse. L’unité vient peut-être de là également.

Votre cinéma est assez unique. Avez-vous été influencée par certains auteurs ? 

Je prends toujours un grand plaisir à découvrir des auteurs et à certains moments de ma vie, ils m’ont sans doute inspiré d’une manière ou d’une autre. Néanmoins, je n’ai pas de modèle à proprement parler. J’aime énormément Tsai Ming-liang, qui m’avait accompagné sur un court-métrage. C’est un cinéaste, et un homme, unique. Il a travaillé toute sa vie avec Lee Kang-shen, c’est assez incroyable.

Je suis cependant curieuse de travailler avec toutes sortes de personne. D’une culture et d’une origine totalement différente, j’admire beaucoup le cinéma de Carlos Reygadas par exemple. Je trouve qu’il est très courageux dans les thèmes qu’il aborde. J’apprécie également le cinéma japonais indépendants des années 50 à 70 dans lequel des choses vraiment folles ont été réalisées.

Il y a de nombreuses cinéastes femmes pour lesquelles j’ai beaucoup de respect car elles ont montré la voie. J’ai été encouragée à regarder les films de Chantal Akerman notamment mais je suis tout aussi inspirée par l’émergence de jeunes cinéastes contemporaines, et par les phénomènes culturels actuels incluant l’art de la vidéo.

À vrai dire, je ne pense pas avoir regardé tant de films que ça. Mes influences vont autant vers d’autres formes d’art, comme la musique ou la littérature.

Le générique de Jet Lag indique que des effets spéciaux ont été utilisés afin de changer le visage de votre correspondante à Myanmar. Pouvez-vous nous en dire un peu plus à ce sujet ? On ne le remarque pas dans le film. 

Tout le mérite revient à l’équipe des VFX ! Nous ne voulions pas que mon interlocutrice puisse être reconnue par qui que ce soit, pour des raisons de sécurité. Nous avons donc remplacé son visage par celui d’une amie. Le casting du « nouveau visage » a été intéressant : en effet, nous étions au tout début de la révolution lorsque notre correspondance a commencé. Mon interlocutrice pouvait encore parler de ces événements très intenses de manière plutôt légère. Aussi, j’ai voulu caster quelqu’un qui pourrait sourire lors de ces scènes. Les expressions devaient être les mêmes afin que l’on puisse s’attacher à elle et entrer dans sa vie, ou cette partie de sa vie. Le processus a été un peu difficile car la qualité de la vidéo originale était assez basse et nous avons dû effectuer les finitions pendant une semaine. J’ai cependant eu la chance de travailler avec une équipe fantastique, habituée à collaborer avec des artistes visuels comme Lu Yang et avec qui j’ai pu aisément communiquer. Ce fut un travail d’équipe.

Jet Lag est produit par l’Autriche et la Suisse. Que pensez-vous des films chinois produist en dehors de la Chine ? 

La majorité des films, peu importe qu’ils soient produits en Chine ou en dehors, doivent demander des financements. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle la Suisse est coproductrice sur Jet Lag. Actuellement, je pense qu’il y a deux choix dans le cinéma chinois : soit, vous tournez en Chine en testant les limites de ce qui est permis et voyez ce que vous pouvez en faire. C’est le cas de plusieurs de mes amis qui tentent de travailler en passant la censure. Soit, et il y a beaucoup d’auteurs confirmés très courageux, on tente de passer outre la censure car on a la volonté de partager ce film avec le public chinois, ce qui est très beau, notamment parce que nous avons besoin d’une meilleure offre de films.

Ou alors vous laissez le film exister en lui-même, et avant tout : d’un côté, parce que mes films n’ont pas un commentaire social marqué, mon cinéma n’est pas perçu comme une menace.  De l’autre côté, je ne souhaite pas être censurée, je préfère voir ce que je peux faire dans les limites établies. Il y a des choses en Chine, et des choses que je ressens en tant que Chinoise, que je veux partager dans mon pays. Comme Wang Bing : il se partage entre Paris et Beijing mais ses films existent. Que ce soit à travers des rétrospectives ou des projections, la population chinoise a accès à son œuvre. L’accès est difficile et exigeant mais les films existent et ils ont besoin d’être vus pour pleinement exister.

Quel sera votre prochain projet ? 

J’écris un scénario mais nous en sommes encore aux prémices. Je travaille également sur un album photo. Je dispose d’énormément de photos mais je ne les ai jamais réellement triées. Je dois trouver un éditeur et travailler sur les images mais je suis très curieuse d’en apprendre davantage sur ce média car je m’amuse beaucoup.

Dernière question, celle que l’on pose à tous les cinéastes en fin d’interview. Quel est votre moment de cinéma ? Une scène ou un film que vous aimez particulièrement.

Question pas facile… quand j’étais plus jeune, j’ai vu Syndromes and a Century d’Apichatpong Weerasethakul. Le film se termine par un plan de personnes qui dansent sur une place. J’avais regardé le film sans rien en attendre et à la fin, il y a ce plan sur un haut-parleur puis la caméra se met à bouger et on arrive aux personnes qui dansent sur la place. À l’époque, c’était une bouffée d’air frais et il y avait quelque chose de très libérateur dans cette scène. J’ai vraiment été frappée par ce moment, qui n’est pas amené par la narration mais par le film lui-même. Il s’agit du film et rien d’autre. J’ai le souvenir d’avoir été complètement frappé par le moment.

Interview réalisée par Zoom le 25/02/2023.

Propos recueillis par Maxime Bauer et traduits de l’anglais par Claire Lalaut.

Remerciement à Florence Alexandre et l’équipe de Norte.

Jet Lag de Zheng Lu Xinyuan. Chine-Autriche-Suisse. 2022. En salles le 22/02/2023.

Crédit photo : Zoe