LE FILM DE LA SEMAINE – Les Bonnes étoiles de Kore-eda Hirokazu

Posté le 7 décembre 2022 par

Tout auréolé de son succès à Cannes duquel il est reparti avec un prix d’interprétation masculine, le dernier long-métrage de Kore-eda Hirokazu (et en langue étrangère, 2e fois après La Vérité) arrive sur nos écrans. Et si l’on pensait, à juste titre ou pas, que le réalisateur avait fait le tour de la question de la famille, avec Les Bonnes étoiles, il prend son public par surprise et délivre un road-movie réflexif et bouleversant.

Pour son nouveau long-métrage, Kore-eda pose sa caméra en territoire coréen et s’intéresse au sujet délicat et épineux de l’abandon d’enfant et des trafics qui en découlent. Depuis 2010, en Corée du Sud, des boîte à bébés sont mises à disposition des mères qui ne souhaitent pas garder leur nourrisson après leur naissance. Ces boîtes sont généralement installées à l’entrée des églises, établissements où les pasteurs recueillent et prennent soin des enfants avant de les envoyer à l’orphelinat. Se basant sur ce fait sociétal, Kore-eda nous présente So-young, jeune femme qui va, un soir, déposer son nourrisson dans une boîte à bébés. Il est alors recueilli par Sang-hyun (Song Kang-ho) et Dong-soo. Ces deux hommes se livrent à du trafic d’enfants, en vendant les enfants abandonnés à des familles que la procédure d’adoption, interminable et complexe, a fini de décourager. Ce petit manège se fait sous les yeux de l’inspectrice Soo-jin (Bae Doo-na) qui les surveille de près, attendant le bon moment pour les coincer en flagrant délit. Mais ce qui devait être une simple opération de placement illégal d’enfant va prendre une toute autre tournure lorsque So-young va faire volte-face et revenir vers son bébé…

 

Le premier constat que l’on peut faire devant Les Bonnes étoiles, en analysant la filmographie de son réalisateur, c’est que pour la première fois, Kore-eda se lance clairement dans le drame pur et simple et sort de sa zone de confort. Dans ses précédents films (à l’exception de The Third Murder, tentative de polar un peu hors concours, pour le coup), chacun de ses films partait d’un postulat dramatique (des parents abandonnant leurs enfants dans Nobody Knows, des inversions de bébé pour Tel père, tel fils, etc.). Cependant, le traitement qu’en faisait le metteur en scène débouchait assez rapidement sur un résultat humain, touchant, solaire et qui laissait à penser que, quelle que soit la dureté d’une situation, la destruction d’une cellule familiale laissait place à une autre « famille », moins conventionnelle mais plus à même d’apporter chaleur humaine et affection à ceux qui auraient traversé des moments difficiles (par exemple, l’enfant délaissée d’Une Affaire de famille qui rejoint une tribu où les membres ont été maltraités par leur existence et qui se sont formés une famille idéale de substitution).

Mais dans Les Bonnes étoiles, il n’est plus du tout question de famille comme havre de paix et d’épanouissement. Ici, la famille complétée marque la fin d’une transaction réussie. Dans un premier temps, Kore-eda explore le côté sombre de la société et met de côté (momentanément en tout cas) ce qui a fait la force de sa filmographie. Soyons même encore plus radicaux : l’image de la famille recomposée et hors-norme chère à Kore-eda est évoquée au détour d’un dialogue qui la fera voler illico en éclats sans aucun ménagement. Ici, même si les actes des deux trafiquants partent d’une bonne intention et sont motivés par la volonté d’offrir aux bébés une vie décente, à plusieurs reprises, leur veulerie est clairement explicitée par exemple quand ils voient baisser les prix d’achat des bébés, faisant de facto passer leur bénéfice avant l’adoption du nouveau-né. Dans tout cette histoire de trafic, la boussole morale (ou légale) est symbolisée par le personne interprétée par Bae Doo-na, qui va discrètement suivre le business des deux hommes, sans forcément toujours comprendre ce qu’il se passe. Car comme dit plus haut, les rouages de cette entreprise illégale vont rencontrer un obstacle de taille en la présence de la mère d’un des enfants, qui va insister pour accompagner les deux compères dans la vente de son enfant à l’autre bout de la Corée. Et le film de basculer sans prévenir dans le road-movie mêlé à la course-poursuite.

Kore-eda a beau être parfaitement à l’aise dans la tonalité dramatique de son film, il ne pourra cependant pas s’empêcher de revenir in fine et par petites touches dans ce qu’il fait de mieux, à savoir faire éclore l’émotion pure, la tendresse et la chaleur humaine dans ce qui finit par s’apparenter, au final, à une fuite en avant, nos héros étant parfaitement conscients qu’une épée de Damoclès se rapproche lentement mais sûrement, et que tous leurs actes les vouent à une sanction légale. Aussi, plutôt que de passer 2h à montrer des individus foncer vers leurs triste destin (abandon d’enfant pour une, prison pour d’autres) en se morfondant, Kore-eda va leur faire vivre de petits instants de vie, faits de rien, et nous faire découvrir les raisons qui peuvent pousser un homme à se livrer à du trafic d’enfants. Il met également ses protagonistes face à leurs contradictions et leurs choix de vie. Il n’est pas là pour juger ses héros, et à aucun moment l’on essaie de porter un jugement sur l’autre, personne n’agissant de manière particulièrement louable dans cette histoire, ce qui vaut d’ailleurs un échange particulièrement juste avec So-young qui n’accepte pas vraiment les reproches qu’on lui fait sur son abandon d’enfant, surtout quand ces propos sont proférés par un trafiquant de bébé.

Si Kore-eda parvient à se montrer apte à filmer des séquences dramatiques sans pathos ni excès de bons sentiments, il reste toujours ce merveilleux metteur en scène capable de faire éclore le rire et l’émotion sans prévenir, au moment où l’on ne s’y attend pas. Le périple a beau faire partie d’une opération de trafic d’enfants dans l’illégalité la plus complète, il finit par prendre des airs de road-movie entre pieds nickelés, capables d’aller jusqu’à tartiner le visage d’un bébé au rouge à lèvres pour le rendre « moins moche et plus vendeur », en lui dessinant des sourcils, sous l’œil plus ou moins approbateur de la mère embarquée dans l’histoire, sans oublier un passager clandestin qui vient nous rappeler que Kore-eda est un des réalisateurs les plus doués lorsqu’il s’agit de diriger des enfants et les faire jouer juste. Certes, on rira souvent entre deux réflexions justes et lucides sur la maternité et l’absence de parents dans la vie d’un enfant, mais Kore-eda est aussi le metteur en scène capable de déchirer le cœur en morceaux sans prévenir. Il n’y a qu’à revoir l’interrogatoire final d’Une Affaire de famille pour s’en convaincre. Et ici, c’est dans son dernier acte, partie du film dans laquelle les protagonistes commencent clairement à sentir le vent tourner, que le réalisateur assène ses coups au cœur, le temps d’un échange en tête à tête au sommet d’une grande roue, où deux personnages se confient, se livrent, rêvant d’une vie meilleure mais devenue impossible au vu de leurs actions. Il suffit à Kore-eda d’un champs/contre-champs, d’une main couvrant des yeux en pleurs et d’un long silence pour décharger un torrent de tendresse et d’émotion.

Alors on pourra toujours faire de légers reproches au film, avec un dénouement peut-être un peu trop rapide, logique certes mais peut-être brusquement amené, et une légère tendance à expliciter par le dialogue certaines pistes de réflexion (reproche ne s’appliquant ici qu’au personnage de la collègue de la policière), mais ce ne sont que d’infimes défauts comparé au reste. Kore-eda Hirokazu a encore réussi à mettre en scène un grand film, un pur concentré d’amour, d’émotion et de tendresse, interprété par des comédiens dirigés à la perfection et capables de faire passer du rire aux larmes en un seul plan (Song Kang-ho trouve là un de ses meilleurs rôles en trafiquant au grand cœur). Un des plus grands film de son réalisateur, et accessoirement de l’année.

Romain Leclercq.

Les Bonnes étoiles de Kore-eda Hirokazu. 2022. Corée. En salles le 07/12/2022