EN SALLES – L’Ange rouge de Masumura Yasuzo

Posté le 2 novembre 2022 par

The Jokers ressort en salles cette semaine deux chefs d’œuvre du réalisateur japonais Masumura Yasuzo. Arrêtons-nous sur L’Ange rouge, romance passionnelle, érotique et pacifiste dans laquelle le réalisateur cherche à étreindre les âmes et les corps dans un monde en chaos.

En 1939, pendant l’occupation de la Chine par les Japonais, Sakura Nishi est envoyée en Chine comme infirmière, et se trouve confrontée aux horreurs et au malheur des blessés et des infirmes.

Pour Masumura Yasuzo, la passion amoureuse se ressent dans une dimension profondément fiévreuse et sensitive capable d’extraire les amants au monde qui les entoure. Cela peut amener les personnages à se perdre quand cette obsession nourrit des objectifs néfastes comme dans la vengeance féminine de Tatouage (1966) ou quand cet amour n’est pas sincèrement partagé comme dans Passion (1964). Dans tous les cas, cet élan est un défi à la tyrannie ambiante, que ce soit celle du patriotisme dans La Femme de Seisaku (1965), le conformisme bourgeois de Passion ou le machisme de Tatouage. Le film emblématique reflétant cette idée chez Masumura est certainement La Bête aveugle (1969) qui tire vers l’abstraction avec une extase charnelle qui exclut totalement le monde réel.

L’Ange rouge verse lui dans le pur mélodrame où il s’agira de survivre par cette passion amoureuse au contexte apocalyptique de la guerre sino-japonaise. Nishi Sakura (Wakao Ayako) est une infirmière dévouée faisant face aux horreurs de la guerre que Masumura illustre non pas avec des scènes de combat, mais plutôt les conséquences sur les corps meurtris des soldats. On bascule ainsi dans un maelstrom d’images et de sons infernaux, faits de râles de douleur et d’agonie, de monceaux de cadavres et de membres amputés. Alors que ses collègues et supérieurs se sont forgés une carapace qui leur permet d’effectuer leur tâche de façon purement professionnelle et sans affect, Sakura ressent plus profondément les atrocités auxquelles elle est confrontée. Elle les subira d’abord malgré elle lorsque des « planqués » de l’hôpital militaire vont la violer. Un drame vu comme une fatalité inéluctable par sa supérieure, et qui de toute façon se résoudra par le retour au front et donc la mort de son agresseur Sakamoto (Senba Jotaro). Pourtant, lorsqu’elle recroisera sa route, mortellement blessé sur une autre zone de guerre, elle ne peut se résoudre à le laisser mourir par vengeance et va tenter de le sauver en vain par une transfusion sanguine. Pour Masumura, l’amour se dote de vertus spirituelles et charnelles indissociables et l’accomplissement intime passe par un équilibre des deux. Ainsi, seul le devoir a conduit Sakura à venir en aide à un homme qu’elle déteste, la pitié pour ce corps agonisant comme sa rancœur envers le violeur empêchant cette plénitude.

Ce sera ensuite la compassion qui conduira notre héroïne à se donner physiquement à un soldat amputé dont elle cherche à raviver les sens. L’oppression de l’extérieur n’existe pas ici par la seule guerre, mais surtout par l’idéologie puisqu’on empêche les grands blessés de rentrer pour épargner la population un pan du conflit qui les amènerait à le remettre en cause en voyant ses conséquences. La détresse de l’amputé amène donc cette offrande de Sakura, donnant les caresses, le contact physique et la vision de son corps nu au malheureux ne pouvant retrouver son épouse, ni satisfaire seul sa libido. Là encore le rapprochement reste incomplet, un éphémère plaisir que le blessé goûte avant un inéluctable suicide. Sakura se trouve alors rongée par la culpabilité, son sacerdoce d’infirmière comme sa nature de femme n’ayant pu sauver ses patients de l’abîme.

La dévotion amoureuse et physique s’accomplira donc avec le Docteur Okabe (Ashida Shinsuke). La guerre l’a meurtri moralement par son impuissance face aux blessés, le manque de moyens l’obligeant à les amputer pour une issue qui les conduit à la mort ou au statut d’handicapés (le pire de ces deux sorts restant constamment indéterminé). Pour supporter ce mal-être, il doit donc étouffer toute sensation en lui par les doses de morphine qu’il s’injecte pour dormir. Guidée par son amour pour cet homme, Sakura va le suivre aux confins des fronts les plus dangereux pour réchauffer son cœur glacé et par extension sa virilité éteinte par la consommation de drogue. Masumura développe une imagerie sensuelle mais incomplète tant que la communion des corps et des âmes n’existe pas conjointement à l’image. C’est évident dans le découpage de la scène de viol où passent simplement la détresse de Sakura et la concupiscence masculine sordide. Les passages avec l’amputé les réunissent à l’image avec Sakura en soulignant bien que lui seul la sollicite physiquement d‘un baiser, d’une timide caresse du pied. Quand elle s’offre à lui, Masumura use du champ contre champ pour les séparer à l’image, le visage compatissant de Sakura face à celui reconnaissant du blessé Orihara (Kawazu Yusuke) mais point d’amour entre eux. Enfin quand il entremêle leurs corps nus, seul le visage de Orihara se distingue tandis que celui de Sakura reste invisible, réduite à ces courbes et cette peau offerte à un malheureux.

Il en va autrement avec le Docteur Okabe, enfermé dans sa mélancolie et les effluves de la morphine. Il refuse l’amour et le rapprochement charnel voulu par une Sakura ardente, mais n’en oublie pas l’importance vitale quand il renonce à opérer un blessé de peur de mal repérer les nerfs qui le rendrait peut-être impuissant. Alors que la mort approche sous sa forme guerrière, que le seul ressenti disloque les corps par le choléra ou la bestialité de soldats en rut désespérés (on retrouve les malheureuses « filles d’agrément » déjà illustrées par Suzuki Seijun dans Histoire d’une prostituée (1965)), Okabe et Sakura vont enfin pouvoir s’aimer. Masumura capture avec une délicatesse et une sensualité infinies cette union, les jeux d’ombre du magnifique noir et blanc de Kobayashi Setsuo livrant bribes de peau et silhouettes de corps nus avec une grâce sublime. Le montage alterné dépeint le chaos de la guerre à l’extérieur tandis qu’à l’intérieur les sens se ravivent et les rôles s’inversent. En ayant fait d’Okabe un homme aimant et un corps réactif, Sakura gagne ses galons dominateurs et revêt l’uniforme militaire de son amant. Qu’importe l’issue tragique, pour un bref instant, les corps et le cœur n’ont fait qu’un. Un des chefs d’œuvre de Masumura, porté par une sublime Wakao Ayako.

Justin Kwedi

L’Ange rouge de Masumura Yasuzo. Japon. 1966. En salles le 02/11/2022