Pour qui ne serait pas cinéphile passionné de cinéma d’animation, japonaise de surcroît, le nom de Kon Satoshi n’évoquera pas grand chose. Aussi, chaque nouvel ouvrage ou documentaire revenant sur ce metteur en scène et le remettant en lumière est toujours accueilli avec grand plaisir. Le livre de Bounthavy Suvilay aux Editions Ynnis arrive donc à point nommé pour se pencher sur le mythe Kon Satoshi, le découvrir (pour les profanes) ou apprendre à le re-découvrir (pour les fans les plus curieux).
En début d’année, Carlotta Films a distribué le documentaire Satoshi Kon, l’illusionniste, réalisé par Pascal-Alex Vincent. Dans ce film, le metteur en scène retraçait le parcours de Kon Satoshi en interviewant plusieurs intervenants prestigieux comme Oshii Mamoru ou bien encore Darren Aronofsky, et on découvrait alors un homme passionné, rigoureux, exigeant avec lui-même comme avec ses collaborateurs, parfois jusqu’à l’excès. Toutes ses œuvres étaient présentées, ainsi que l’influence que son œuvre a pu laisser dans le cinéma occidental actuel. Au final, c’était un documentaire que l’on qualifiera de simple (dans le bon sens du terme) et de l’aveu de son réalisateur, une sorte de « Satoshi Kon pour les débutants ». En effet, l’œuvre et l’univers du maître sont tellement riches qu’il est impossible de le traiter dans sa globalité dans un film d’1h30. Aussi, libéré de la contrainte temporelle qu’impose le format vidéo, Bouthavy Suvilay propose de prolonger l’expérience et de se replonger de manière exhaustive mais toute aussi passionnante dans l’univers de Kon Satoshi.
Le pari était risqué car parler de l’œuvre de Kon Satoshi, c’est s’attaquer à un très gros morceau du cinéma d’animation, voire même du cinéma, tout court. Complexe, riche, dense, on peut s’y aventurer mais à l’instar de ses héros, on risque de se perdre dans un labyrinthe d’idées folles et de concepts insensés. Aussi, l’exploration du monde de Kon Satoshi se fait en trois parties intelligemment organisées : Kon Satoshi, l’homme et son parcours, ensuite vient une analyse de ses films et enfin, la troisième, Kon le cinéaste influencé devenu une référence.
Il est important, pour avoir toutes les clés en main avant d’aborder son œuvre cinématographique, de connaître le parcours du réalisateur. Bouthavy Suvilay nous fait découvrir comme rarement la trajectoire d’un homme passionné de bandes dessinées et donc de manga, et qui va finir par être pris sous l’aile d’un des plus grands maîtres japonais : Otomo Katsuhiro, le papa d’Akira. Une convergence de talents, d’imagination et de créativité au service du cinéma d’animation. La vie de Kon Satoshi n’aura plus de secrets pour le lecteur, et loin de se borner à dérouler une biographie monotone, l’auteur nous montre que chaque évènement, chaque rencontre, chaque voyage sera pour le réalisateur une occasion de s’améliorer, découvrir, ou même se remettre en question. Autre point remarquable de cette première partie, l’auteur profite du portrait de Kon Satoshi pour faire une présentation du milieu de l’animation des deux cotés de l’Atlantique et son évolution. On y parle beaucoup du studio MadHouse qui a produit Kon Satoshi ainsi que Disney Corp et son système de production aux antipodes de la technique nippone. Certaines anecdotes sont hallucinantes, à l’image de cette comparaison des budgets, où l’on apprend que Kuzco, l’empereur mégalo a coûté 100 millions de dollars, et Millennium Actress, 1,2 millions. Deux écoles du cinéma…Petite cerise sur le gâteau, ce portrait est ponctué d’archives d’interviews de Kon Satoshi qui vient donner son avis malicieux et lucide sur le coté surréaliste qu’il découvre hors du Japon. Au sortir d’une visite des studios Dreamworks, il ne jalousera ni l’extravagante tailles des locaux, ni la superficie d’un campus qui pourrait contenir vingt studios de MadHouse, mais retiendra que ce qu’il en importerait au Japon, ce serait les salaires pour les animateurs. Un altruisme et un respect des artisans de chaque instant. On notera aussi au passage que le portrait de Kon qui est ici fait n’oublie pas de mentionner son indissociable compositeur de bande originale, Harasawa Susumu, à l’origine des magistrales bandes originales de Paprika, Paranoia Agent et Millennium Actress.
La deuxième partie est certainement celle qui parlera le plus à ceux qui souhaitent en apprendre davantage sur les films et séries du réalisateur. Chaque œuvre est présentée, disséquée et analysée de manière ludique et didactique, sans que les thème abordés n’en deviennent rébarbatifs. Kon Satoshi se pose comme un parfait antagoniste à Miyazaki Hayao qui s’est souvent défini comme un cinéaste de l’imaginaire, de la rêverie et du fantastique, alors que Kon Satoshi se montre beaucoup lucide et frontal quant à la volonté de l’humain de s’échapper de son monde, et lui renvoie un miroir de ses peurs et obsessions, quitte à en perdre la tête. La pop idol de Perfect Blue veut fuir sa vie de star mais menace de sombrer dans la schizophrénie, le garçon à la batte de Paranoia Agent est une représentation du désespoir et de la perte de confiance d’une société en plein doute existentiel, la liste est sans fin…Même son film le plus réaliste, Tokyo Godfathers, a pour héros trois laissés pour compte de la société japonaise (une ado fugueuse, un transgenre et un vieil alcoolique) qui vont tenter d’aider un bébé trouvé dans une poubelle un soir de Noël à Tokyo. Chaque film est bien sûr accompagné des longs-métrages, évènements ou personnalités qui ont influencé le metteur en scène avec, pour Millennium Actress, l’influence majeure de l’incontournable Hara Setsuko, actrice fétiche de Ozu Yasujiro, et comédienne décédée dans la plus grande discrétion malgré une carrière qui aura fait d’elle une des comédiennes les plus appréciées du cinéma japonais.
Enfin la troisième partie est consacrée aux influences qui ont eu un impact sur le travail de Kon Satoshi et celle qu’il aura sur le cinéma de manière générale. Il l’a répété à plusieurs reprises, il s’est très vite passionné pour les cinéastes et les films avec un univers, une patte, un style qui sortent de l’ordinaire. Peu porté sur le cinéma japonais dont il dira qu’il n’est pas forcément obligatoire d’en connaître les classiques pour se forger une cinéphilie, ses choix se posent plus sur des réalisateurs tels que Terry Gilliam avec Brazil ou Les aventures du Baron de Munchhausen, George Roy Hill et le moderne Abattoir 5, ou bien encore Jeunet / Caro et La Cité des enfants perdus. Des cinéastes qui n’ont jamais eu peur d’aller au-delà des limites de l’imagination, dont la créativité était inversement proportionnelle aux moyens qui leur étaient alloués, et qui ont su marquer le cinéma de manière indélébile. A Abattoir 5, il empruntera la narration déconstruite, Paprika devra beaucoup à Munchhausen pour ses idées de fuite dans l’imaginaire, etc. Juste retour des choses, Kon Satoshi est devenu à son tour une référence pour nombre de réalisateurs actuels, qui lui empruntent avec plus ou moins de tact ses idées révolutionnaires. On notera d’ailleurs la petite pique à l’encontre de Christopher Nolan avec Inception qui, osons le dire, pompe sans trop de regrets quelques concepts au maître. Mais comme le fait très justement remarquer l’auteur du livre, là où Kon faisait confiance au spectateur pour se faire son idée et son interprétation face à ses idées visuelles folles, Nolan les réutilise maladroitement et se sent obligé de les expliquer au travers de ses dialogues surlignés à l’extrême.
Enfin, l’ouvrage se conclut sur un portrait de Tsutsui Yasutaka, auteur de science-fiction ayant eu une influence considérable sur Kon Satoshi, et une série d’entretiens où se croisent Pascal-Alex Vincent, ou bien encore Jérémy Clapin, réalisateur du fabuleux J’ai perdu mon corps. Chacun revient avec passion et enthousiasme sur l’influence qu’a pu exercer Kon Satoshi sur leur travail et sur le cinéma en général.
En conclusion, l’ouvrage de Bounthavy Suvilay s’avère être un incontournable à la fois pour les cinéphiles désireux d’approfondir leurs connaissances sur le mythe Kon Satoshi, et aussi pour les plus curieux des spectateurs qui souhaitent élargir leurs horizons sur le cinéma d’animation.
Romain Leclercq.
Hommage à Satoshi Kon de Bounthavy Suvilay. Paru aux Editions Ynnis le 19/01/2022