Le Chat Qui Fume édite en Blu-Ray un véritable sommet de l’horreur japonaise des années 80 avec Evil Dead Trap, réalisé en 1988 par Ikeda Toshiharu, variation nipponne du slasher et du giallo mais surtout objet fascinant, inclassable et expérimental.
Ikeda Toshiharu avait montré dès ses débuts une véritable appétence pour le cinéma d’épouvante puisque même soumis au cahier des charges des Roman Porno de la Nikkatsu, il avait pu poser des atmosphères oppressantes et une vraie tension psychologique dans un film comme Angel Guts: Red Porno (1981). En conflit avec le studio lors de la production du film, il le quitte pour signer en indépendant Mermaid Legend (1984), mémorable film de vengeance au féminin où il démontre à nouveau de sacrées aptitudes pour le thriller. Il va donc enfin franchir le pas pour signer la première vraie variation japonaise du slasher avec Evil Dead Trap. Le scénario est signé Ishii Takashi, scénariste/mangaka/cinéaste à l’imaginaire aussi foisonnant que tordu, et fidèle collaborateur d’Ikeda (il est au script de Angel Guts: Red Porno et Mermaid Legend) qui excelle à mettre en image ses idées les plus folles.
Le postulat voit Nami (Ono Miyuko qu’on verra l’année suivante dans Black Rain de Ridley Scott), jeune présentatrice d’une émission à sensation, partir avec son équipe sur les traces d’une cassette vidéo sordide qui lui a été envoyée afin d’en ramener un scoop croustillant. En remontant la piste, le groupe se retrouve dans une usine désaffectée où ils vont être méthodiquement décimés par un tueur masqué adepte des pièges les plus pervers et douloureux. Rien de nouveau dans la routine du slasher mais l’imaginaire déviant de Ishii Takashi et la mise en scène de Ikeda Toshiharu vont faire toute la différence. On a souvent, en raison de son titre anglais, vu le film comme un décalque japonais du Evil Dead de Sam Raimi (1982) et surtout comme une reprise de l’imagerie du Suspiria de Dario Argento (1977). En effet, le décor insalubre de l’usine est un personnage à part entière qui place le spectateur dans un profond sentiment de malaise où Ikeda déploie la terreur et la violence en jouant sur plusieurs registres.
Cela peut surgir de façon frontale, sanglante et réaliste alors que le tueur manie avec dextérité l’arme blanche, psychologique avec un mystérieux individu dont la schizophrénie semble la cause du chaos ambiant ou user du mindgame le plus cruel par certains dispositifs de pièges d’un sadisme éprouvant. La photo de Tamura Masaki trouve un équilibre ténu entre crudité austère et stylisation gothique où se déploient des éclairages baroques teintés de bleu pour les moments d’attentes angoissées ou de couleurs chaudes comme le rouge et le jaune lorsque l’impensable se produit, l’innommable surgit. Face au allusions fréquentes de la critique internationale, Ikeda déclara n’avoir jamais vu les films d’Argento. On peut tout à fait le croire en dépit des réminiscences évidentes (l’envoutante bande-son synthétique de Kira Tomohiko rappelant les Goblins, le mystère familial et le fétichisme façon giallo) puisque l’imagerie du Argento de Suspiria se retrouve déjà dans le cinéma d’exploitation japonais comme Le Couvent de la bête sacrée (1974) de Suzuki Norifumi et c’est finalement une boucle d’une certaine esthétique qui traverse le cinéma de genre cette période 70/80.
Ikeda tire le meilleur de certains éléments connus du thriller et de l’horreur pour en faire une synthèse qui n’appartient qu’à lui, notamment par la forme. Un des meurtres les plus stupéfiants du film voit le découpage de l’exécution se faire en une suite de flashs saccadés (la victime étant une photographe délestée de son appareil) en vision infra-rouge où chaque image rapproche le bourreau de sa victime. Une autre exécution rend hommage à la scène choc d’Un Chien andalou de Luis Buñuel. On passe de tunnels aux murs suintant à des environnements maniérés dont la topographie et l’éclairage reflète l’esprit torturé du tueur, où Nami représente l’obsession du prédateur dans une idée de mise en abyme (le travail sur la multiplicité des écrans) mais aussi de projection œdipienne.
Mais même là où l’on croit voir venir des relents de Psychose, la confrontation finale lorgne sur la body-horror à la Cronenberg avec des effets, produits par Wakasa Shinichi (concepteur de costume sur de nombreux films de la saga Godzilla), qui révulsent autant qu’ils fascinent. Ikeda emprunte finalement le squelette d’intrigues, situations et idées du cinéma de genre de l’époque pour les transcender en les emmenant sur des terrains toujours surprenants et finalement assez précurseurs (James Wan entre les Saw, Conjuring et le récent Malignant y a pioché à coup sûr). Du vrai cinéma d’horreur dans tout ce qu’il a d’inventif et de transgressif en somme. Le succès de ce film initiera deux suites, Evil Dead Trap 2 réalisé par Hashimoto Izo en 1991 et Evil Dead Trap 3 qui verra le retour de Ikeda Toshiharu.
Bonus :
Une présentation du spécialiste du cinéma asiatique Julien Sévéon (43 mn) qui évoque l’impact du film et son aura culte en Occident, et développe le parcours du réalisateur à travers ses débuts à la Nikkatsu, notamment en tant qu’assistant de Konuma Masaru. Il rapproche le réalisateur de Suzuki Seijun, notamment par les conflits qu’il a rencontré avec le studio en passant à la réalisation, ce qui amènera à son départ fracassant. Il explique le contexte de production indépendant japonais des années 80, qui lui laisse davantage de liberté et l’amène à pouvoir signer des films plus personnels, notamment la figure de femme forte dans Mermaid Legend. C’est l’occasion pour Sévéon, avec ce film, de saluer une période mésestimée à tort du cinéma japonais, les années 80, qui permettent l’émergence de nombre de jeunes cinéastes, digérant l’influence occidentale qui se marie à une patine locale. Cela donne quelques ovnis tels que Evil Dead Trap. Il revient sur les raisons qui le pousse à ne pas réaliser la suite (le troisième qu’il réalise étant rattaché à Evil Dead Trap à l’international pour le marketing), et paradoxalement le peu d’appétence pour l’horreur qui l’éloignera du genre pour le marché vidéo. Le brio formel demeure mais les scénarios ne sont pas à la hauteur pour retrouver la maestria d’Evil Dead Trap. Un module très intéressant dans sa recontextualisation et le portrait fait de ce réalisateur méconnu.
Une présentation du journaliste/auteur/scénariste Fatthi Beddiar (50 mn) qui, lui aussi, raconte le savoureux contexte de découverte du film en France, dans un vidéo-club obscur spécialisé dans le cinéma asiatique – et à la clientèle prestigieuse comme Christophe Gans entre autres. Il explique d’ailleurs le rendez-vous manqué du cinéma français avec le cinéma d’horreur japonais de l’époque, ce qui renforce le choc de la première vision d’Evil Dead Trap. Il évoque la dimension jamais vue des partis-pris formels du film, le prolongement qu’il apporte à la tradition expressionniste du cinéma japonais. Ainsi, découverte sous le manteau oblige, Fatthi Beddiar visionna le film sans sous-titres mais n’en fut pas moins frappé. Beddiar y exprime ainsi un certain regret à ce que l’essor du cinéma asiatique n’ait pas contribué à renforcer l’aura d’Ikeda, à davantage mettre le reste de son œuvre en avant, et surtout de n’avoir jamais pu le rencontrer. Il lie cela à la personnalité singulière du réalisateur, à la personnalité assez hermétique où son talent de cinéaste s’imposa à lui presque par hasard. Il salue l’influence d’Evil Dead Trap sur l’horreur contemporaine dont James Wan. C’est un module en mode « ancien combattant » dans le bon sens du terme, c’est-à-dire creusant l’impact du film et d’un pan de ce cinéma pour un cercle d’initiés, truffé d’anecdotes et prenant grâce au bagout et à la truculence de l’intervenant.
Justin Kwedi
Evil Dead Trap de Ikeda Toshiharu. Japon. 1988. Disponible en Blu-Ray chez Le Chat Qui Fume le 15/02/2022.