Pour ce deuxième volet de la Trilogie Musashi, Inagaki Hiroshi semble répondre à nos attentes et entrer dans le vif du sujet, après un opus introductif certes convaincant, mais plus confus qu’en confiance avec la biographie romancée par Yoshikawa Eiji au XXe siècle du samouraï de légende Miyamoto Musashi. Duel à Ichijoji (1955) succède à La Légende de Musashi (1954), et prépare le terrain pour le grand final du triptyque, La Voie de la lumière (1956). Tous trois sont simultanément sortis au cinéma cet été, distribués par Carlotta dans leur splendide version restaurée, et sont dès à présent disponibles en coffret DVD/Blu-Ray.
Takezo, rebaptisé Miyamoto Musashi, est devenu un samouraï hors pair. Depuis des années, il parcourt le pays au gré de ses affrontements dont il ressort toujours vainqueur. Le voici désormais à Kyoto pour combattre maître Yoshioka. Dans la grande ville, il retrouve ses deux soupirantes : la vertueuse Otsu, ancienne fiancée de Matahachi, et la jeune Akemi, également courtisée par Yoshioka. Alors que l’affrontement entre les deux hommes est sans cesse repoussé, la violence autour de Musashi ne fait que croître.
En milieu de parcours, Inagaki Hiroshi augmente la cadence. Les différents personnages et le contexte historique ayant été posé au préalable dans La Légende de Musashi, il est ici beaucoup plus question de ce qui nous intéresse réellement, et de ce qui fit des écrits de Yoshikawa Eiji des incontournables de la littérature japonaise : le voyage spirituel de Miyamoto Musashi. Là où le premier volume de la trilogie avait tendance à désamorcer les enjeux pour cause d’un rythme trop soutenu, Duel à Ichijoji se déguste volontiers comme un film à part entière, contenant un début, une fin, des péripéties, ainsi qu’une quête solennelle et concise pour notre héros solitaire.
Dès les premières minutes du long-métrage, un duel surgit spontanément des fourrées, autour d’un temple à l’abandon, non loin d’où se trouvait Takezo, que l’on surnomme désormais Musashi Miyamoto l’invincible. Fidèle à sa réputation, il ne lui faudra pas plus de temps pour vaincre son opposant armé d’un kusarigama (sorte de faucille au bout d’une chaîne), et continuer son chemin en direction de Kyoto, à la recherche d’un nouvel adversaire à sa hauteur. Le combat est éclair, mais diablement bien chorégraphié à l’image d’un Kobayashi Masaki, à qui l’on prête souvent le déferlement des intempéries en pleine action et le moment de latence avant l’affrontement, où le temps semble suspendu. Plusieurs combats pourraient également avoir inspiré toute une génération de cinéastes d’arts martiaux et de wu xia pian du côté de Hong Kong, comme Chang Cheh chez qui l’on admet l’influence du chanbara japonais.
Maniant deux sabres, le personnage de Musashi, interprété par Mifune Toshiro, commence à adopter le style de kenjutsu de l’école qu’il a fondée, le hyoho niten ichi ryu, et que l’on retrouve dans la plupart des adaptations cinématographiques mettant en scène le samouraï. Est toujours appréciable le fait qu’Inagaki Hiroshi choisisse de filmer l’ensemble en plan large (sans doute dans des décors de studio), laissant respirer l’action et nous permettant d’en lire le moindre geste avec clarté, démarche que supporte le montage par son absence de coupes en plein duel autant que lors des scènes de discussion (sans champ-contrechamp, tout le monde est au même niveau).
Dans l’esprit du premier opus, mais cette fois-ci encouragée par la narration, la quête initiatique du héros bat son plein. Elle comporte tous les attributs traditionnels de l’épopée au sens aristotélicien du terme, du voyage et de la grande force du protagoniste en passant par son caractère orgueilleux, sa remise en question, ou l’indécision qui prélude au passage à l’âge adulte. L’entraînement du moine a porté ses fruits, Musashi est désormais « trop fort » comme lui dit un autre qu’il croise en chemin et grâce auquel il saura méditer sur son comportement. Afin de suivre les voies du sabre et du samouraï, ne lui manque que celles de la justice, de la sagesse et de la miséricorde (qui s’exprimera bel et bien sur la fin). L’écriture se montre en ce sens plus fine qu’auparavant, particulièrement lors des scènes de confrontation morale qui feront prendre conscience à Musashi des valeurs essentielles qu’il cherche à défendre, et sur lesquelles il n’a semble-t-il pas tout à fait de prise concrète. Mentionnons par exemple « l’affûteur d’âmes » de la petite échoppe de Kyoto, qui refuse de prendre en charge les lames de Musashi s’il ne convoite que le duel dans le but d’occire ses adversaires et de prouver au monde sa supériorité. Une belle leçon pour l’arrogant vaniteux qu’il était, et une manière astucieuse de développer le personnage sur le long terme. Plus proche du ronin Sanjuro dans le film éponyme de Kurosawa Akira, Mifune Toshiro ouvre de tous nouveaux aspects plus matures concernant la caractérisation du personnage de Musashi.
Duel à Ichijoji prend également le temps de construire, par l’invocation assumée du mélodrame, la nébuleuse de relations autour de Musashi, notamment ses promises Otsu (Yachigusa Kaoru) et Akemi (Okada Mariko) dont le temps d’écran se voit assurément décuplé. La première trouve le réconfort en pensant au jour où elle croisera la route de Musashi à nouveau, de qui elle est éperdument amoureuse. La deuxième, quant à elle, fuit sa condition et son mariage forcé par le rêve illusoire de séduire le samouraï qui n’a d’yeux que pour la voie du sabre. Ces querelles féminines ne révèlent jamais de parti pris, preuve s’il en est d’une certaine subtilité de l’opus malgré sa frivolité ambiante.
Un nouveau personnage est par ailleurs introduit, celui de Sasaki Kojiro (Tsuruta Koji), sabreur affirmé mais désinvolte, jouant le rôle de médiateur et de témoin sournois pour l’affrontement à venir entre Musashi et le chef du clan Yoshioka. Ce dernier est au centre de l’intrigue d’époque, ou plutôt ses élèves, tous décidés à tendre un piège à Musashi afin de raviver l’honneur d’une succession de défaites (spécialement celle du frère défunt de Yoshioka Seijuro). Une spirale de violence et de coups bas que la narration comme la mise en scène tendent à inscrire dans un cadre réaliste, conformément aux luttes de pouvoir qui rongent la société féodale, et dans laquelle s’efforcent de (sur)vivre les différents protagonistes. Tout ceci finit indubitablement par évoquer les westerns de John Ford, jusqu’au travail photographique crépusculaire (formidable) de Yasumoto Jun en Eastmancolor fourni par la Toho.
Suppléments du coffret Carlotta
La Trilogie Musashi ou l’Âge d’or du cinéma japonais (22mnt) : Pascal-Alex Vincent, enseignant à la Sorbonne et réalisateur de fictions comme de documentaires (dont, récemment, Satoshi Kon l’illusionniste) revient sur l’explosion post-guerre du cinéma japonais, et de la légendaire Toho dans les années 1950. Avec un regard d’expert sur cette époque, l’académicien nous éclaire sur l’interdépendance qu’il y eut entre l’avènement de la couleur en Fujicolor, puis en Eastmancolor, et la concurrence acharnée entre les studios qui permit à des projets ambitieux de voir le jour, à l’image de la Trilogie Musashi d’Inagaki Hiroshi. L’ensemble est agrémenté d’analyses et d’anecdotes de tournage passionnantes, comme la présence phare du directeur d’effets spéciaux de la série Godzilla (et de nombreux kaiju eiga) Tsuburaya Eiji sur la bataille introductive de La Légende de Musashi (1954).
La Construction d’un mythe (24mnt) : Au tour du captivant Fabien Mauro de nous présenter la Trilogie Musashi, auteur de deux ouvrages d’exception : Ishiro Honda : Humanisme monstre (2018) et Kaiju, Envahisseurs & Apocalypse : L’Âge d’or de la science-fiction japonaise (2020). Chaque film est parcouru avec grand soin, placé dans son contexte de production, et approché d’un angle très judicieux : la construction du héros. A partir des théories de Joseph Campbell sur le monomythe et la mythologie comparée, l’essayiste dresse le portrait de cet incontournable modèle de protagoniste de la littérature japonaise, qui, du Sugata Sanshiro de La Légende du grand judo (1943) jusqu’à Luke Skywalker ou Aragorn, influença tout un pan de la culture mondiale.
Inagaki par Inagaki (28mnt) : Entretien datant de 2006 avec le chef opérateur Inagaki Yozo, fils du réalisateur de la Trilogie Musashi. Une tonne d’informations importantes relatives à la vie difficile de l’auteur, à sa manière de filmer, et à son attitude polyvalente sur les tournages. Nous apprenons notamment qu’Inagaki Hiroshi faisait partie d’un collectif de huit scénaristes nommé Kajiwara Kinpachi, témoignage des relations fortes qui pouvaient exister dans l’industrie de l’époque.
Livret Musashi – « La Voie du samouraï au cinéma » (58p) : Divisé en deux parties, l’une écrite par Denis Grizet, l’autre par Pascal-Alex Vincent, ce petit livret qui accompagne le coffret s’attache à revenir sur le personnage historique devenu mythe qu’était Miyamoto Musashi (de ce que l’on en sait), de sa véritable identité jusqu’au moment où sa figure s’est emparée du grand écran. Un puits de connaissances qui ne se refuse pas après visionnage de la trilogie.
Nous voici donc en face d’un deuxième volume de trilogie plus harmonieux, maîtrisé et excitant que le premier, qui, rappelons-le, était déjà un beau tour de force dans le paysage du chanbara des années 1950, autrement dominé par Kurosawa Akira. Duel à Ichijoji annonce un final retentissant pour le tableau en trois parties d’Inagaki Hiroshi, à découvrir en version restaurée le 13 octobre 2021 dans un beau coffret édité par Carlotta, qui succède à la sortie en salles de cet été.
Richard Guerry.
Trilogie Musashi II : Duel à Ichijoji d’Inagaki Hiroshi. Japon. 1955. Disponible en coffret DVD/Blu-Ray chez Carlotta le 13/10/2021.