Distribué en 1962, Les Larmes sur la crinière du lion est la quatrième collaboration entre Shinoda Masahiro et Terayama Shuji, l’un à la mise en scène et l’autre au scénario. Rugissement commun sur une jeunesse japonaise écrasée par le poids de l’Histoire et qui cherche avec fougue et violence une difficile libération et une existence sans entrave.
Années 60, port de Yokohama. Des dockers entament une grève pour exiger une hausse de leur salaire. Un conflit va les opposer à la direction des docks qui utilise ses « hommes de main » pour mater les importuns les plus revendicatifs. Ce conflit social cache un drame plus profond, celui d’un Japon écrasé par une puissance étrangère. Au milieu de ce contexte, bien sûr, un jeune homme naïf et amoureux.
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Raskolnikov de tous les pays, unissez-vous !
Un trio principal compose Les larmes sur la crinière du lion. Sabu (Fujiki Takashi), est un homme de main qui agit en briseur de grève pour le compte d’une corporation du port de Yokohama. Aussi prolétaire que les dockers, il trahit sa classe en travaillant pour le patronat. Belle gueule fan de rockabilly, il a soif de richesse, d’amour et de reconnaissance. Kitani (Nanbara Koji) est un vétéran de l’Empire japonais pendant la Seconde Guerre mondiale et responsable de l’équipe de briseurs de grève, c’est le mentor et le père de substitution de Sabu : il l’a sauvé d’un bombardement dans les années 40, acte de bravoure lui infligeant une infirmité à la jambe. La guerre terminée, il agit toujours en soldat, commandant Sabu de sa canne (qui devient ici une trique) et, dans la première scène du film, passant en revue les dockers grévistes comme une armée à motiver et à punir pour son manque d’ardeur. Sa philosophie est guerrière : « la vie est un combat : tuer ou être tué ». Il y a enfin Yuki (Kaga Mariko), serveuse dans le restaurant préféré des dockers et fille d’un syndicaliste. Courtisée par un docker, elle succombe au charme du « traître » Sabu.
Shinoda oppose frontalement deux mondes : d’un côté, le lumpenprolétariat des dockers (toujours filmés en groupe homogène, en meute, comme dans les films soviétiques), vivant dans des taudis et risquant leur vie pour des clopinettes, avec un labeur dangereux qui en laisse plusieurs estropiés et invalides. De l’autre, la haute bourgeoisie industrielle et politique, alliée à une élite financière et culturelle étasunienne, qui devise sur Richard Wagner et Yves Klein lors de banquets somptueux et de virées en yacht. Signe de la technocratie cosmopolite de l’époque, le directeur japonais des docks de Yokohama n’est même pas le véritable dirigeant : il n’est lui-même que le rouage d’une mécanique financière internationale qui profite à des investisseurs et des actionnaires américains. Il n’est qu’un faire-valoir. Il est d’ailleurs intéressant de constater que les deux figures japonaises du pouvoir sont infirmes : blessé de guerre, Kitani est boiteux, tandis que le directeur des docks est impuissant sexuellement. Deux symboles d’un Japon châtré et claudicant.
L’équation est bien simple pour Sabu : c’est un Japonais pauvre payé pour taper sur d’autres Japonais pauvres, et ce pour le compte d’un bourgeoisie japonaise elle-même téléguidée par une puissance étrangère. Il a bien conscience de sa condition de soumis, notamment dans la scène où il visite un zoo avec la belle Yuki et admire un lion, animal puissant et royal… mais ici inoffensif derrière des barreaux, à la merci du regard humain (faudra-t-il un jour théoriser le human gaze à l’encontre des animaux ?). Sabu : l’homme qui voulait être un lion (en cage) mais qui ne fut qu’un chien (errant). Le chien est d’ailleurs un animal récurrent tout au long du film, tantôt piteux et fougueux, se nourrissant dans les poubelles, tantôt domestiqué, coiffé et docile envers son maître de maison. La rage de Sabu éclatera à la fin du film dans un geste désespéré. Le moment où le chien mord la main qui le nourrit. Une scène au marteau qui transforme Sabu en Raskolnikov, héros du Crime et Châtiment de Dostoïevski, grande influence de Terayama.
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Sous un pavillon en viande sanglante
Figure dostoïevskienne, Sabu est définitivement un enfant de la bombe atomique et du Japon considéré comme une zone occupée par les États-Unis, nouvel empire militaro-culturel qui s’est substitué à l’Empire du Grand Japon. Ses aspirations désespérées et impulsives sont vouées à l’échec et à la destruction. Élevé dans les décombres du Japon, il évolue dans une constante violence, sociale et humaine. Quelle différence entre le théâtre des opérations militaires en Nouvelle-Guinée dans les années 40 et le Japon des années 60, où les dockers ne sont que de la chair à profits ? En filigrane de la « petite histoire », du microcosme dramatique des Larmes sur la crinière du lion : les conflits sociaux et politiques nippons, la perte d’identité…
Tout Sabu est décrit dans la chanson Search and Destroy des Stooges, écrite dix ans plus tard, dans un contexte sensiblement différent (la guerre du Vietnam) mais bien symptomatique de l’époque :
I’m a streetwalking cheetah with a heart full of napalm
I’m a runaway son of a nuclear A-bomb
I am the world’s forgotten boy
The one who searches and destroys
Honey gotta help me please
Somebody gotta save my soul
Baby, detonate for me
Search and Destroy est la plus grande chanson de geste de la seconde moitié du XXè siècle, détournement de tristes exploits guerriers. Stade terminal et définitif du blues noir joué par des blancs du Michigan, déclassés et allumés aux amphétamines et à l’atome. Un geste barbare. Ici, nul exploit commis sous l’étendard d’un seigneur (d’un saigneur) : ça défouraille au napalm sans sommation sous un « pavillon en viande saignante » (Rimbaud). Derniers hoquets et soubresauts de l’héritage barbare manufacturé de 1945. Bande-son – bande-sang – qui répond à l’impossibilité et, en même temps, à la nécessité de l’art dans un monde qui a survécu à sa propre ruine, comme l’écrivait le philosophe Théodore Adorno au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Qui est là pour sauver l’âme de Sabu ? Comme celle de Raskolnikov, peut-elle même être sauvée ?
C’est tout cela que contient ce cri, ce rugissement, scénarisé par Terayama Shuji et mis en scène par Shinoda Masahiro, quatrième collaboration en trois ans entre les deux artistes. Ils feront une dernière fois équipe en 1970 pour Les Aventures de Buraikan, où il est question de libération des mœurs dans le quartier des plaisirs de Tokyo en 1842… avec des comparaisons possibles avec le Japon des années 1960.
Marc L’Helgoualc’h.
Les Larmes sur la crinière du lion de Shinoda Masahiro. Japon. 1962