Hendy Bicaise Le réalisme magique du cinéma chinois

LIVRE – Le réalisme magique du cinéma chinois de Hendy Bicaise

Posté le 30 avril 2022 par

Le Réalisme magique du cinéma chinois est un essai de Hendy Bicaise aux éditions Playlist Society, consacré à une tendance du cinéma chinois qui, depuis les années 2000, propose une lecture singulière des réalités socio-économiques du pays, allègrement mâtinée d’imaginaire et de surnaturel.

Le Réalisme magique du cinéma chinois convoque les films de Jia Zhang-ke, Bi Gan, Diao Yinan (pour les plus connus en France), Zhang Ming, Zhang Chi ou Qiu Sheng. Il est ici uniquement question de la Chine continentale et pas de Hong Kong et Taïwan qui ont connu leur propre développement artistique (pour combien de temps encore ?). Hendy Bicaise a remarqué des « mutations » chez les réalisateurs de la sixième génération. Qu’est-ce que la sixième génération ? Bonne question à laquelle l’auteur répond dans son introduction tant cette segmentation générationnelle des réalisateurs est étonnante et quelque peu aberrante. Convention historique de la critique cinématographique, elle est d’ailleurs de plus en plus remise en question.

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Talkin’ ’bout my generation

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Parenthèse pour clarifier les grandes lignes de ce découpage : première génération = le cinéma muet des années 1910 aux années 1930 ; deuxième génération = le cinéma parlant des années 1930 et 1940 ; troisième génération = le cinéma de 1949 à 1966 ; (rien dans la décade 1966 – 1976, épitomé de la cancel culture, 50 ans avant la mode occidentale) ; quatrième génération = le cinéma de l’ère post-Mao jusqu’au début des années 1980 ; cinquième génération =  le cinéma du milieu des années 1980 à l’an 2000 (avec les figures de proue Chen Kaige et Zhang Yimou). À moins que la sixième génération n’ait émergé plutôt après les événements de la place Tian’anmen en 1989 et l’apparition d’un nouveau cinéma très Do It Yourself avec une dimension documentaire prononcée : citons Bumming in Beijing de Wu Wenguang, Beijing Bastards de Zhang Yuan ou The Days de Wang Xiaoshuai, jusqu’aux premières œuvres de Jia Zhang-ke : le moyen-métrage Xiao Shan Going Home (1995) et le long-métrage Xiao Wu, artisan pickpocket (1997).

cinéma chinois

Rétrospectivement, on peut dire que c’est un cinéma influencé par le néo-réalisme italien ou le mouvement No Wave new-yorkais (Amos Poe, Jim Jarmusch & co). Budget très réduit, la rue comme terrain de jeu et des petites gens du quotidien comme protagonistes. La (grande) ville y joue un rôle prépondérant. Elle n’est pas seulement un décor. Son expansion, la destruction en règle de quartiers historiques et sa reconstruction accélérée sont autant de plaies, de perte de mémoire et de repères mais aussi d’espoir pour ses habitants.

De la fin des années 1990 à aujourd’hui, plus de 20 ans ont passé. C’est-à-dire le triple à l’échelle de la Chine tant les changements socio-économiques sont radicaux et accélérés. La Chine façon Tool Assisted Speedrun any % pour reprendre une terminologie vidéoludique. Comment classer les réalisateurs apparus ces dernières années comme Bi Gan, Qiu Sheng ou Zheng Lu Xinyuan ? Septième génération ? Mutation de la sixième ? Réponse : peu importe. Le découpage générationnel n’a plus guère de sens ni de pertinence. Fin de la parenthèse.

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Réalisme magique

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Réalisme magique : de quoi s’agit-il ? Du courant littéraire latino-américain de la seconde partie du XXe siècle ? Pas seulement. Le réalisme magique remonte à 1925 quand le critique d’art allemand Franz Roh publie son essai Postexpressionnisme, réalisme magique : problèmes de la peinture européenne la plus récente. Il met en avant une poignée de peintres qui font surgir des éléments surnaturels et magiques dans un environnement pourtant réaliste. L’expression « réalisme magique » est reprise dès 1948 par des écrivains latino-américains (et popularisée par le Prix Nobel Gabriel García Márquez), puis par des peintres nord-américains comme Alex Colville qui diffusent dans leurs toiles inspirées des réalistes comme Edward Hopper des éléments et ambiances étranges et dissonantes. Réenchantement du monde, jeu sur la perception cognitive, rupture de ton volontaire dans un monde moderne trop rationnel et aseptisé : à chacun d’interpréter ce geste pictural.

Il est intéressant de relever, en note de bas de page, un rapport explicite entre un tableau d’Alex Colville, Pacific, et une scène d’Au-delà les montagnes de Jia Zhang-ke : un homme en chemise devant la mer, une arme à feu posée sur une table basse. C’est également le fameux « plan océanique » de Michael Mann !

Axel Colville Jia Zhang-ke

Après la peinture nord-américaine, le réalisme magique s’est diffusé dans le cinéma, notamment chez André Delvaux ou Bruno Dumont. Et donc, enfin, chez plusieurs cinéastes chinois, avec comme première incursion, selon Hendy Bicaise, la scène de Still Life de Jia Zhang-ke au cours de laquelle un immeuble en construction, en pleine nuit, décolle dans le ciel telle une navette spatiale : « Le décollage stupéfiant de la fusée change subitement la perception que les spectateurs se sont de la diégèse du film, qu’ils ne peuvent dès lors plus concevoir comme réaliste ».

C’est le principe qu’on verra par la suite dans d’autres films chinois : une histoire a priori hyper-réaliste inscrite dans la Chine des villes moyennes et des bleds de province (marquant une légère différence avec les films des années 1990), là où le folklore et les traditions peuvent encore contaminer et parasiter l’hypermodernité galopante de la société chinoise. Chez Bi Gan, c’est Kaili, dans la province du Guizhou. On peut même dessiner une carte de la Chine continentale en listant quelques films. On visite le pays dans ses marges et ses extrêmes : de Heilongjiang (la province la plus septentrionale) dans Black Coal de Diao Yinan au Guangxi (la province la plus méridionale) dans Before Born de Zhang Ming, en passant par l’archipel Shengsi (province de Zhejiang) dans In Search of Echo de Zhang Chi, le Yunnan dans Ciao Ciao de Song Chuan ou la Mongolie intérieure dans Béhémoth, le dragon noir de Zhao Liang.

 

Devenir des sages

 

Dans son essai, Hendy Bicaise déroule ensuite des thématiques récurrentes dans une trentaine de films : le BTP et la reconfiguration des villes, les références aux animaux et à des créatures légendaires, l’obsession du jeu et de l’argent, un brouillage latent entre le réel, le fantasme et le rêve, entre le passé, le présent et le futur. Kaili Blues de Bi Gan s’ouvre d’ailleurs par une citation du Sutra du Diamant sur l’illusion de tous les phénomènes passés, présents et futurs. Un principe qui rejoint les propos de Bouddha : « Ne laissez pas les illusions du passé, présent et futur, vous troubler. Examinez attentivement ! Ainsi, en une nuit, vous pouvez devenir des sages ». Dès lors, tout est possible ! Free your mind… And your eyes will follow pour citer avec malice Funkadelic.

Pour mieux s’y retrouver dans ce corpus de films, Hendy Bicaise a établi une liste de 31 longs-métrages et 8 courts-métrages. Si un bon tiers a été projeté en salles ou est distribué en France, il faut être un habitué des festivals pour avoir vu le reste. Comme la notion de réalisme magique est assez large et englobe de nombreux paramètres ou ressentis personnels, les films cités sont très disparates. On peut se demander où est le réalisme magique dans I am not Madame Bovary de Feng Xiaogang, le documentaire anti-nucléaire I’m so sorry de Zhao Liang ou The Cloud in Her Room de Zheng Lu Xinyuan. Aucun problème. Chacun voit la magie à sa porte.

Le Réalisme magique du cinéma chinois est une porte d’entrée salutaire pour se familiariser avec des œuvres fascinantes, sans doute ce qui se fait de plus intéressant depuis ces 20 dernières années.

cinéma chinois

Outre les thématiques générées par une hypermodernité violentissime, c’est l’esthétique créée par ces réalisateurs qui est incroyable et captivante. Pétris par les traditions millénaires chinoises fracassées par 30 ans de maoïsme et 40 ans de capitalisme d’État, soit 70 ans de panoptique hardcore, ces enfants du nouveau siècle font preuve d’un syncrétisme cinématographique salvateur. Il suffit de voir l’évolution du cinéma depuis 1990. L’aspect brut néo-réaliste italien a fait place à d’autres genres, d’autres figures tutélaires.

Dès Suzhou River en 2000, Lou Ye s’appropriait avec brio le film noir. En 2019, Diao Yinan offrait avec Le Lac aux oies sauvages un bijou de maîtrise à portée métaphysique en dressant la chasse à l’homme d’un malfrat, avec une première partie tout en flashback (chercher le passé, toujours, même le plus proche) et une seconde partie au présent avec des clins d’œil à Badlands de Terrence Malick (la posture et l’accoutrement du malfrat, similaires à celles de Martin Sheen), une incursion dans le monde des illusions (la scène du cirque avec son jukebox humain et ses miroirs déformants) et un simulacre d’ascension finale (les phares des scooters dans la nuit, tels des anges ou des étoiles factices, à la poursuite de ce Jésus abandonné, trahi par ses disciples mais aidé par une Marie-Madeleine, habillé d’un maillot de l’équipe albicéleste). Grand film. Un des sommets des années 2010.

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Antonioni et Tarkovski

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Deux figures tutélaires se dégagent, selon une logique historique et esthétique : Michelangelo Antonioni et Andreï Tarkovski.

Antonioni a mis en scène le désarroi d’êtres perdus, en crise dans un monde moderne en perte de sens, en perte de foi, face à une rationalisation économique pourtant absurde (les terrifiantes scènes de la Bourse dans L’Éclipse qui s’apparentent à de la sorcellerie), un progrès technique déshumanisant (les grands ensembles écrasants et les usines vrombissantes et polluantes) et un péril nucléaire. Aux années 1960 occidentales de la crise de la modernité répondent les années 2000 de la Chine de l’hypermodernité. Symboles de cette hypermodernité mortifère : les exploitations minières filmées par Zhao Liang dans son documentaire Béhémoth, le dragon noir (2015), variation de la Divine Comédie de Dante, avec ces terres dynamitées, ces travailleurs sacrifiés, épuisés et malades, tout cela pour bâtir des villes fantômes dont la plus tristement célèbre est Ordos. Au début du film, les explosions des sols miniers filmées en gros plan et au ralenti convoquent inévitablement l’explosion d’objets électroménagers, symbole de l’anéantissement apocalyptique du consumérisme, à la fin de Zabriskie Point d’Antonioni.

zhao liang behemoth

Dans Before Born (2006) de Zhang Ming, des personnages vides qui ne demandent qu’à être remplis (au sens littéral pour deux des femmes, enceintes) se croisent et se séparent dans une station balnéaire du sud de la Chine. Un détective privé recherche un dénommé Li Chonggao pour des raisons inconnues. Le détective se lie alors d’amitié avec une femme, enceinte de Li. Ils partent sur une île à la recherche du disparu. Dans ce scénario aux réminiscences de L’Avventura, le spectateur est d’abord frappé par la colorimétrie glacée et bleutée de la photo alors que l’intrigue se déroule dans une région très chaude, à la frontière du Vietnam. Le film est également avare en dialogue et les personnes sont aussi impénétrables que la chapelle Notre Dame vide visitée à deux reprises : un édifice de pierre dénué de sa fonction spirituelle.

Dans In Search of Echo (2019) de Zhang Chi, un acteur à la carrière au point mort, part à la recherche de sa femme sur l’île où ils se sont rencontrés pour la première fois. Alors que la réalité et le fantasme se confondent de plus en plus, comme la vie et le cinéma, Zhu cherche à fixer le réel en prenant en photo toutes les personnes qu’il rencontre. Comme un entomologiste qui épingle au mur des insectes pour les étudier, Zhu recouvre des pans de mur de montages photo de sa femme qui reste malgré tout absente. Quelle signification cachée cherche-t-il ? Un geste qui rappelle celui du photographe Thomas dans Blow-Up, et de la confrontation entre un homme et la réalité « objective ». Dans The Terrorizers d’Edward Yang, on retrouve le même dispositif avec un photographe qui tente de retracer le parcours d’une femme dans Taipei et reconstruit son portrait comme un puzzle sur le mur de sa chambre vide.

antonioni edward yang zhang chi

Andreï Tarkovski. Dans le documentaire Night and Fog in Zona de Jung Sung-il consacré à Wang Bing, ce dernier expliquait : « dans les années 90, la société chinoise a commencé à évoluer rapidement. On s’est alors mis à réfléchir à notre histoire et à notre identité. Dans de telles circonstances, les films d’Andreï Tarkovski ont été importants. Pour la simple raison qu’on partage un héritage historique commun : le communisme. Le communisme est une culture. Ce n’est pas seulement politique. Certains historiens voient le communisme comme un des éléments déclencheurs du développement de la civilisation moderne. On vit dans un pays constitué sur les bases du communisme. On partage cet héritage commun avec Tarkovski. » Cet héritage est perceptible dans les films de Bi Gan. Le titre chinois littéral de Kaili Blues est Pique-nique au bord de la route, soit le titre du roman des frères Strougatski adapté par Tarkovski sous le nom de Stalker. Le village de Dangmai dans lequel se déroule le plan séquence de 41 minutes est la Zone du film : un lieu hors du temps et de la carte où passé, présent, avenir, réel, rêve et prédiction se mélangent.

bi gan tarkovsky

Dans Un grand voyage vers la nuit, Tarkovski n’est jamais loin : des fuites d’eau ruissellent des plafonds (comme dans Nostalghia) ; un verre d’eau tombe au sol comme dans la dernière scène de Stalker, où la fille du Stalker fait tomber un verre par télékinésie avant que la pièce se mette à vibrer au son d’un tramway. Dans un entretien pour Libération, Bi Gan revient précisément sur cette scène et se défend de tout hommage : « Je voulais dépeindre une atmosphère de fin du monde, de tremblement du réel, c’est pourquoi il y a ce verre d’eau qui se met à vibrer. Ce n’est pas un hommage à Tarkovski, mais à cause du train passant sur la voie en dessous. Je voulais montrer que les deux amants aspiraient à échapper à leur réalité et c’est pour ça que j’ai inséré ce détail, pour ne pas le figurer de manière littérale, avec ce train qui va dans un sens puis dans l’autre, combinant la réalité et le rêve. » On peut en conclure que le cinéaste russe imprègne complètement le chinois. Même inconsciemment.

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esthétique

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Terminons par la dimension esthétique récurrente de ce cinéma chinois, celle des ambiances feutrées néo-noir des néons, spécifiquement rouges, violets et orange qui baignent les films d’une atmosphère à la fois douce et inquiétante. Un croisement entre l’esthétique cyberpunk de Blade Runner (actuellement proche de ce qu’on trouve vraiment en Chine, par exemple à Chongqing), la technique du step-printing de Wong Kar-wai accompagnée de la photographie colorée de Christopher Doyle qui ont révolutionné la façon de filmer la ville nocturne (à Hong Kong, soit l’un des berceaux de l’esthétique cyberpunk) et les photographies et les vidéoclips d’Angus Cameron pour My Bloody Valentine (pour une musique éthérée aux mélodies sirupeuses et à la violence cotonneuse qui plonge l’auditeur dans un état trouble entre la transe et le sommeil – une anesthésie auditive). Une esthétique qui correspond donc à ce mélange de passé, de présent, de futur et de rêve éveillé.

Marc L’Helgoualc’h

Le Réalisme magique du cinéma chinois de Hendy Bicaise. Disponible aux éditions Playlist Society le 21/04/2022

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