L’été 2020 n’aura sûrement pas été l’occasion de découvrir des nouveautés au rayon cinéma asiatique, mais grâce à Carlotta, il est possible de se replonger dans l’âge d’or du cinéma japonais d’après-guerre avec la ressortie de quelques grands films d’Ozu Yasujiro, en version restaurée. En l’occurrence, on se penche sur Fin d’automne, un film passionnant et surprenant à la fois.
Pour resituer Fin d’automne dans la filmographie d’Ozu, il s’agit de son antépénultième long-métrage (c’est Le Goût du saké qui clôturera en 1962 son œuvre), et son troisième tourné en couleur. La place de ce film dans la chronologie de la filmographie d’Ozu aura toute son importance.
Ce n’est pas une surprise ni même un argument contre le cinéma d’Ozu Yasujiro, et lui-même l’a reconnu : presque tous ses films parlent de la même chose et brassent les mêmes thèmes. La plupart se passent dans le Japon d’après-guerre alors en pleine reconstruction, et tous ont pour sujet la cellule familiale, les traditions, et les relations compliquées, voire conflictuelles, que peuvent entretenir la génération des aînés et la nouvelle, celle qui va rebâtir la société japonaise. Le poids des traditions et leur perpétuation semblent difficilement compatibles avec la nouvelle génération, dans une époque qui a vu l’ancienne garde capituler face à l’ennemi et qui a besoin de se moderniser et d’aller de l’avant. Nombre de films d’Ozu ont pour sujet les mariages plus ou moins arrangés, les enfants qui refusent de se marier si cela doit signifier abandonner leurs parents, avec qui ils vivent, ou bien encore la difficulté de se rétablir après la perte d’un être cher. Des sujets durs et sensibles, mais qui chez Ozu seront traités avec une pudeur, une sensibilité et une infinie tendresse pour ses personnages. Le réalisateur se pose en spectateur de la société et de son époque, qu’il observe toujours avec retenue, bienveillance, sans jamais porter un jugement sur les actions de ses personnages. Alors parfois, avec le recul et un regard critique plus moderne, on pourra trouver certains comportements désuets et limite liberticides (l’absence de liberté dans le choix du marié par la fille est récurrente dans ses films), mais ils sont toujours mis en scène de manière honnête et sans jugement de la part d’Ozu, montrant au final des parents et des enfants soucieux de leur bonheur respectif, avec une rare délicatesse.
Mais à la lumière de ces explications, Fin d’automne se révèle être presque une anomalie dans ce portrait du cinéma. Comme précisé plus haut, Fin d’automne arrive sur la fin de carrière de son réalisateur, et devant ce film, on constate qu’après avoir passé près de 30 ans à filmer ce théâtre social empli de bonheur, il se permet un petit écart vindicatif et plus engagé que ce qu’il avait pu mettre en scène jusqu’ici. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que la douceur n’empêche pas de remettre parfois les pendules à l’heure de manière frontale.
Dans Fin d’automne, il est question de trois hommes âgés, Mayami, Taguchi et Hirayama qui se regroupent pour honorer la mémoire d’un ami commun disparu. Il laisse derrière lui une veuve (Hara Setsuko qui ici délaisse son éternel rôle de jeune fille pour celui de mère) et une fille en âge de se marier. Les trois hommes envisagent donc de trouver un mari à cette dernière, mais la fille refuse de s’engager si sa nouvelle situation la sépare de sa mère qui se retrouvera seule. Mais les trois amis ont d’autres idées en tête…
Le sujet aurait très bien pu être traité sur un ton léger, mélancolique et tendre, avec un regard légèrement critique du comportement des trois amis, qui de toute évidence ne sont pas aussi altruistes qu’ils peuvent le laisser penser, et qui semblent s’être lancés dans une partie de « Marions-les » pour tromper leur ennui.
Mais Ozu Yasujiro va se montrer beaucoup moins subtil qu’auparavant et dresser un portrait peu flatteur de l’homme et de ses tendances à tout vouloir gérer, tout contrôler, dans ce qu’il pense être un respect des traditions, quitte à détruire en profondeur la relation fragile entre une fille et sa mère. Le réalisateur a, dans ses précédents films, montré des individus qui avaient toujours un pied dans le passé, suivant des traditions et coutumes sur le mariage qui n’ont plus forcément de raison d’être. Mais après réflexions et échanges, ces personnes finissaient par accepter le changement, puisqu’au final, la seule chose qui leur importait, c’était le bonheur de leurs enfants, entre résilience et acceptation d’une page qui se tourne. Ici, le constat n’est pas glorieux. Les trois amis n’ont absolument rien à gagner dans cette histoire. Pire encore, ils redoublent d’effort et d’idées discutables pour arriver à leurs fins, car ce n’est pas divulgâcher que de le préciser : si la fille ne veut pas se marier pour éviter d’abandonner sa mère, la solution est simple, il faut remarier la mère. On franchit une nouvelle étape dans le minable. Bien entendu, il va en découler des conflits mère-fille dans une escalade qui va finir par échapper au trio de vieux hommes.
Le film a définitivement écarté toute tentative de faire baigner son récit dans la comédie douce-amère, puisqu’il est difficile d’approuver le comportement des trois amis, qui semblent s’amuser de leur petit jeu de manipulation qui, selon eux, part d’une bonne intention (l’enfer en est pavé, semble-t-il…). Les conséquences de leurs actes vont se montrer terribles pour le foyer de la mère et de la fille. La mère, interprétée ici par la souriante et lumineuse Hara Setsuko, va subir une épreuve et des conflits avec sa fille qu’elle n’aurait jamais cru avoir à traverser, et va même se montrer prête à tous les sacrifices pour pouvoir rendre sa fille heureuse.
A travers les mésaventures de ce trio de personnages (hommes de la vieille école, la mère et la fille moderne), Ozu Yasujiro ose aborder frontalement le problème que peut poser dans la société d’après-guerre la persistance d’anciennes traditions et les conséquences qu’elle peut avoir dans le quotidien des hommes et des femmes. On ne saura jamais vraiment ce qui pousse les trois amis à se lancer dans cette initiative, mais sous couvert du respect des traditions et au bon souvenir de leur ami, ils exercent une sorte de toute puissance et de domination sur les femmes qui lui ont survécu (fille et mère, même combat), sans aucune sorte de considération ni de compréhension, sans jamais se remettre en question ni douter de leur légitimité à régir deux existences qui ne les regardent même pas.
Mais Ozu Yasujiro, s’il ne laisse aucun doute sur qui sa compréhension et son empathie se portent, va faire rentrer dans la danse un tiers, un personnage qui est d’habitude cantonné au rôle de faire-valoir dans ses films mais qui va ici se dresser en obstacle de taille dans le plan des trois hommes. Ce personnage, c’est Yuriko, la meilleure amie et collègue de la fille. Elle n’a rien à gagner dans cette histoire, elle est de ce fait une spectatrice extérieure à ce manège un tantinet malsain. Et c’est elle qui va mettre les choses au point. Le personnage de Yuriko représente la modernité, le progrès, l’évolution de la femme et sa nécessité de s’affranchir des règles poussiéreuses. Là où dans ses précédents films, Ozu montrait parfois des jeunes femmes se rebellant gentiment face aux idées et choix imposés par leurs aînés (« Me marier ? Pour quoi faire ? » revient assez fréquemment dans le cinéma d’Ozu), ici, Yuriko fait preuve de beaucoup plus d’assurance, n’hésitant pas à remettre à sa place son amie qu’elle trouve infantile, immature et incapable d’assumer ses choix. Mais sa force symbolique va littéralement crever l’écran lorsqu’après avoir découvert le plan des hommes et son terrible avancement, elle va les affronter les yeux dans les yeux dans une scène d’une violence verbale sèche et sans pitié. En une séquence, Ozu fait basculer son cinéma du non-dit dans la modernité, fait exploser en plein vol le patriarcat larvé de l’ancien monde, et rend immédiatement inoubliable ce moment où une jeune femme va mettre à genoux un trio d’hommes qui ne s’attendaient pas à devoir s’excuser et reconnaître leur tort, et humiliation suprême, sur leur lieu de travail et face à une secrétaire dont ils ne soupçonnaient pas la force de caractère.
Ozu Yasujiro, avant tout, sait faire parler les cœurs et les sentiments, et une fois l’orage passé, il offre à la mère et la fille une dernière séquence pleine d’amour, où l’une comme l’autre est prête à se sacrifier si cela peut permettre à celle qu’on aime d’être heureuse. La seule tradition ici qui sera respectée, c’est celle du mariage en tenue classique, et après un ultime voyage en tête à tête. La cellule familiale est certes décomposée mais la mère et la fille se seront plus que jamais rapprochées.
Au final, Fin d’automne n’est peut-être pas le film le plus doux et tendre de son auteur, mais il a le mérite d’aborder frontalement et sans détour le délicat problème du respect des traditions dans une société qui évolue parfois trop vite pour certains individus, une société qui peut faire cohabiter plusieurs générations sans que l’une n’exerce une pression morale sur l’autre.
Romain Leclercq.
Fin d’automne d’Ozu Yasujiro. Japon. 1960. En salles le 19/08/2020