Avec Wet Season, Anthony Chen réinvestit nos écrans. Cette fois, le cinéaste n’est pas à hauteur d’enfants mais tente de nous montrer la naissance du désir et sa mort dans une vision presque clinique de la classe moyenne de Singapour.
L’œuvre nous propose de suivre le quotidien de Ling, une professeure de chinois dans un lycée. La vie de cette femme est partagée entre son emploi terne qui est dévalorisé, son mari absent, son rapport à son beau-père dont elle s’occupe et un étudiant intéressé. Ainsi, la saison des pluies sert de moment symbolique pour accompagner l’écoulement des désirs de chacun autant que pour représenter les fluides corporels qui en sont la manifestation physique. La mise en scène d’Anthony Chen épouse donc le rapport au monde de Ling, froid, distant et surtout frustrant. La jeune femme tente en vain d’avoir un enfant qui serait la solution à la rigueur de son cycle quotidien et à l’ennui qui semblent conditionner son existence. L’œuvre nous permet de sentir la prison dorée qu’est la vie de Ling par le peu de mouvement de caméra mais surtout par la lumière et les couleurs qui tendent à une uniformité, peu importe l’espace filmé. Il y a donc une sorte de chronique du vide existentiel qui habite la description de la classe moyenne de Singapour que dresse Anthony Chen. Les rapports entre les corps semblent définis par des automatismes sociaux dont ils ne peuvent sortir. Alors que le système semble parfaitement rodé, comme l’expriment les hommes autour de Ling, que ce soit son mari, le proviseur ou un collègue qui vient lui rappeler les dangers de la fatigue ; la professeure de chinois semble anesthésiée par la vie de la ville.
Ce qui se joue en filigrane dans cette quête d’enfants, c’est surtout un besoin de transmission. Alors que Ling est professeure, on lui rappelle constamment que le chinois ne sert à rien. La langue instinctive dans Wet Season est l’anglais ou du moins celui qui fait office de langue commune à Singapour. Elle subit donc le double poids de la société conservatrice et libérale aussi bien en tant qu’épouse qui ne peut avoir d’enfants qu’en tant que professeure qui ne peut transmettre. Dans les deux cas, c’est une humiliation intérieure qui est exprimée par le silence et l’impossibilité de communiquer. Ce que veut transmettre Ling, ce n’est pas seulement une langue, c’est une culture qui semble s’effacer dans une ville ou l’on ne regarde pas en arrière. Il y a une circulation des images et donc de l’imaginaire qui, durant un moment, nous permet de comprendre que l’héritage chinois est au centre du long-métrage. Le beau-père de Ling est sénile et passe ses journées à regarder des wuxia, notamment les films de King Hu, dont on voit des extraits. Wei Lun, l’étudiant, est passionnée par Jackie Chan et les arts martiaux. Il épouse une sorte de fantasme de son héritage chinois dont Ling serait la parfaite incarnation. Ainsi, le lien se fait entre le beau-père et Wei Lun à travers un imaginaire chinois commun dont Ling est la pierre angulaire. Il est donc pertinent qu’elle lui apprenne l’orthographe qui est symboliquement l’étendard d’un peuple dont la culture commune se base sur son écriture, sur ses symboles et non par sur une langue orale car il existe plusieurs langues « chinoises » (et Ling est originaire de Malaisie). Les différentes évocations de la culture chinoise contrastent la monotonie qui pèse dans la vie de Ling, et donc dans les images d’Anthony Chen. Ces contrastes iront jusqu’à éveiller une passion entre elle et son élève. Transgression morale et sociale, mais surtout transgression culturelle.
La relation entre la professeure et son élève est déjà objet de transgression avant l’acte par leur intérêt à perpétuer cette culture, par exemple en répondant en chinois à des questions en anglais ou en se retrouvant qu’à travers l’intérêt commun pour la culture chinosie. Mais également en mangeant du durian au sein de l’école, qui est un fruit dont l’odeur est tellement forte qu’elle peut se sentir des jours après la consommation, à l’image de la relation au cœur de l’œuvre. Même si le cinéaste maîtrise parfaitement ses jeux de symbolique et ses figures de style comme les liens entre la pluie, l’encre, et les saignements, Wet Season se limite par la confiance aveugle en son dispositif qui, s’il est pertinent durant la moitié de l’œuvre, peine à nous accompagner dans la complexité sensuelle évoquée dans sa dernière partie. Anthony Chen évite la confrontation ou du moins le débordement et nous frustre par la maladresse de sa mise en scène après l’acte qui nous montre une sorte d’élan lyrique pour transcender la confusion durant la scène sous la pluie par exemple, mais qui ne nous le fait pas ressentir.
Wet Season est donc intéressant dans le portrait qu’il dresse des traces de la culture chinoise à Singapour à travers un jeu d’images et de miroir mais ne parvient jamais à incarner totalement le caractère charnel et la passion au cœur de l’œuvre à cause d’un dispositif qui glisse maladroitement de la subjectivité d’une expérience à des lieux communs dramatique.
Kephren Montoute
Wet Season d’Anthony Chen. Singapour. 2019. En salles le 19/02/2020