Lorsque l’on évoque le cinéma asiatique, on pense immédiatement à des pays incontournables comme le Japon, la Chine, la Corée du Sud, entre autres. Pourtant il est un pays qui se montre plus discret mais qui n’a pas à rougir de son arrivée sur le marché, ce pays c’est le Kazakhstan. Et parmi ses plus brillant réalisateurs, se trouve Adilkhan Yerzhanov, cinéaste qui écume les festivals depuis plus de dix ans maintenant. Son dernier long-métrage, A Dark-Dark Man, projeté en avant-première au Festival Black Movie, est une passionnante démonstration de savoir-faire et de mise en scène, doublée d’un portrait acerbe de la société.
A Dark-Dark Man nous entraîne dans la campagne kazakhe, dans la région de Karakata (déjà au centre d’un des films précédents de Yerzhanov). Nous découvrons alors une petite communauté repliée sur elle-même et dont la police locale doit enquêter sur un nouveau meurtre d’enfant. Au terme d’une recherche que l’on qualifiera poliment d’expéditive et aux limites du légal, un suspect idéal est arrêté. Mais un grain de sable venu de la ville va compliquer les affaires de cette communauté.
A première vue, nous sommes loin de la mélancolie solaire et humaniste de son précédent film La Tendre indifférence du monde. Le temps semble s’être arrêté, ici, dans les grandes plaines du Kazakhstan et ceux qui y habitent sont coupés du monde, de ses règles et de ses lois. Chacun laisse libre cours à ses pulsions et à ses pires travers, dans une petite ville où règnent corruption, viol et crimes en tous genres. Mais le monde extérieur va faire irruption dans ce microcosme, en la personne d’une journaliste qui va venir mettre son nez dans les affaires louches du policier en charge de l’enquête, qui va voir ses convictions et sa morale (ou son absence de morale, d’ailleurs) remises en question.
Dans A Dark-Dark Man, l’enquête policière n’est finalement qu’un prétexte pour dresser un portrait peu reluisant de ce à quoi peut ressembler une société lorsque ceux qui sont censés la protéger semblent plus guidés par l’appât du gain et le vice que par leur conscience et leur code moral. Yerzhanov n’a d’ailleurs jamais caché son côté frondeur et critique vis-à-vis de sa société et ses compatriotes. Mais il le fait avec talent et avec un sens de la mise en scène assez remarquable.
Au croisement d’un Aki Kaurismaki et d’un Jacques Tati qui se serait essayé au film policier, Yerzhanov réalise un film au sujet peu propice à la rigolade, mais qui arrive à insuffler un petit souffle de drôlerie, d’incongru et de non-sens, comme si tout ce qui se passait était tellement ridicule et pathétique qu’on se doit d’en rire pour ne pas avoir à trouver ça désespérant. Il excelle dans les longs plans fixes que vient parasiter un élément perturbateur, à l’image de cette séquence surréaliste durant laquelle le policier se voit ordonner de tuer le suspect, séquence interrompue à intervalles réguliers par un individu beaucoup plus motivé que lui à l’idée de tuer un homme. Son petit théâtre social et rural est fait de coups de sang, de coups de feu, de grands moments de solitude et d’autres de poésie. Yerzhanov filme ses étendues perdues comme des prisons à ciel ouvert dont personne ne peut s’échapper (les pannes à répétition de la voiture du policier sont à ce titre éloquentes), mais il les met en scène avec un sens parfait du cadre et accompagnés d’une photo très travaillée.
On savait que Yerzhanov avait ce regard à la fois dur et empathique sur l’homme et l’humanité en général, et qu’il avait une capacité à mettre en scène des personnages parfois détestables dans leur bêtise et leur bassesse, ou d’autres plus optimistes et naïfs mais confrontés à la violence d’un monde qui ne leur fera pas de cadeaux. Dans ce film, le héros est un policier taciturne qui s’est habitué à un environnement contaminé par le crime, la violence et autres exactions. L’arrivée de la jeune journaliste va lui laisser entrevoir la possibilité d’une existence basée sur des règles à suivre, et lui ouvrir les yeux sur ce microcosme pourri qu’il contribué à faire exister. Yerzhanov a beau ne pas se faire beaucoup d’illusions quant à la résistance de l’homme face à la tentation du mal, il demeure au final résolument optimiste et montre une petite étincelle d’humanité qui sommeille en chaque individu. Reste à savoir si cet individu est prêt à aller jusqu’au bout pour parvenir à sa rédemption.
Yerzhanov réalise donc un polar sec et tendu, un petit théâtre de la condition humaine dans les grandes plaines du Kazakhstan, métaphore au format local d’un société basée sur le vice et le crime qui ne laisse aucune chance à ceux et celles qui tentent de s’en sortir ou de changer les choses.
Romain Leclercq.
A Dark-Dark Man d’Adilkhan Yerzhanov. Kazakhstan. 2019. Projeté au Festival Black Movie 2020