La branche animation de Warner Bros nous offre souvent des œuvres fascinantes lorsqu’elles s’appuient sur la mythologie DC Comics. Elle permet une vision singulière des figures de DC, et laisse les réalisateurs proposer une esthétique radicale, à travers une liberté de ton et d’adaptation. Ces expérimentations ne sont pas toutes mémorables, mais certaines embrassent une ambition et une folie qui vont au-delà du tout venant du genre. Et c’est le cas de Batman Ninja.
Batman s’apprête à intervenir durant une réunion des grandes figures du crime de Gotham quand soudain, l’ensemble des personnes présentes, aussi bien les alliés que les ennemis, sont téléportées dans une sorte de Japon féodal. Le film ne perd pas de temps dans la construction d’enjeux narratifs complexes ou dans le développement de personnages. Il nous propose une structure simple de guerre des gangs, où les vilains seraient des seigneurs de différentes régions japonaises, et Batman serait au cœur de la bataille. L’intérêt du film repose dans son déroulement esthétique qui mêle l’univers de Batman, l’imagerie de Gotham, à celle de l’histoire picturale japonaise. Le film est construit comme une succession de situations, entre l’estampe et les lieux communs de l’animation japonaise. On est donc à la croisée des influences dans l’espace aussi bien entre l’esthétique très occidentale de Batman et son monde qui s’adapte à celle du Japon féodal, mais également dans le temps car le film mêle différentes époques de la peinture japonaise ou de son animation. Ce n’est donc pas un simple artifice formel qui détournerait le spectateur d’une narration très convenue. Mais une tentative d’alchimie mythologique entre des imageries très différentes et qui se répondent bien dans le film. Il n’est pas seulement question de Batman, mais également de l’héritage de ce que l’on appellerait facilement la « pop culture ».
Le film tente de mêler deux iconographies qui sont aussi imposantes l’une que l’autre. Et il réussit cela à travers la radicalité des idées de mise en scène, et des actions. Par exemple, on ne peut réellement savoir si le monde que l’on nous montre est un rêve, une réalité parallèle ou un véritable retour dans le passé car le film s’amuse à redéfinir l’ensemble de sa forme à l’aune de l’évolution des personnages ou de situations particulières. Lorsque Batman accepte de vivre dans cette réalité, l’image passe d’une estampe classique à une vision picturale plus moderne voire à de l’animation telle que nous la connaissons aujourd’hui. C’est dans ce jeu de regard que se trouve le cœur du film. Le regard que nous portons sur Batman et l’animation japonaise. Ce regard change du tout au tout selon les enjeux, et les situations. Il est également lié à la puissance symbolique de Batman. Les symboles du justicier de Gotham, ses poses, ses questionnements, son essence se retrouvent diffusés dans le Japon féodal comme s’il en était originaire. Bien sûr, on pense à l’influence de Frank Miller dont l’ensemble de l’entreprise aussi bien narrative qu’esthétique semble lui rendre hommage. Mais en filigrane le métrage nous montre des visions bien plus folles, et une symbolique qui rend hommage à son propre format, à sa propre modalité d’existence, c’est-à-dire l’animation japonaise.
La structure assez classique et programmatique du film pourrait gêner notre rapport à l’œuvre, mais elle est contrebalancée par un rythme soutenu et surtout un enchaînement de situations démentes. Ces situations s’inscrivent dans l’animation japonaise contemporaine en piochant dans différents styles et différents genres. On passe d’un combat dantesque qui évoque ceux des shonen nekketsu ou des kaiju eiga à des scènes introspectives voire presque contemplatives qui nous font penser aux grands auteurs de l’animation japonaise voire du cinéma japonais dans son ensemble. On pourrait même penser à Mizoguchi devant la scène du Joker amnésique. C’est à ce niveau symbolique et mythologique que le film se place aussi bien dans la pop culture que dans une histoire beaucoup plus générale du cinéma. Et l’idée que Batman incarnerait un personnage fondamental de l’histoire japonaise comme dans un palimpseste fantasmé renforce la puissance des choix esthétiques du film. Ainsi Batman Ninja est un film extrêmement fascinant car il s’inscrit dans notre rapport contemporain à l’image.
Il n’y aurait plus d’images véritables ou de représentation figée sur laquelle reposerait notre imaginaire, mais un ensemble de références qui se télescopent et parviennent malgré tout à créer des symboles voire de nouvelles mythologies. Il n’y avait pas de meilleur personnage que Batman pour représenter l’image contemporaine qui ne repose que sur de bribes de symboles, et le regard que nous portons sur elles. Et Batman, comme un ninja, reste présent dans notre mythologie moderne car il parvient à se cacher dans les interstices oniriques que nous offre ces visions. Le film est un manifeste qui révèle, à l’époque de l’industrialisation, des nouvelles figures héroïques qu’une puissance esthétique habite toujours. Il réussit à mélanger avec brio des influences qui pourraient théoriquement sembler indigestes ou trop mécaniques par l’utilisation des symboles propres à chaque univers. Comme dans un écho à l’affrontement final du film, Batman ne peut pas mourir car son image est polymorphe et à notre époque, cela signifie être immortel.
Kephren Montoute.
Batman Ninja de Mizusaki Junpei. Japon-USA. 2018. Disponible sur Netflix le 25/10/2018.