Huit années que nous n’avions plus de nouvelles ou presque. Depuis son précédent film, le très beau Poetry, récompensé du prix du meilleur scénario au Festival de Cannes, le nom de Lee Chang-dong s’est fait sacrément rare sur les affiches de cinéma, hormis au poste de producteur pour le premier film de sa protégée July Jung : A Girl at My Door. C’est dire si nous étions fébriles à l’annonce de sa sélection cannoise, pour son nouveau long métrage Burning. Maintenant que le film est enfin en salles, on se demande si une telle attente en valait la peine.
Publiée dans les pages du Times en 1983, la nouvelle de Murakami Haruki, Les Granges brûlées, raconte à la première personne la brève aventure d’un romancier et d’une jeune femme, et la relation de cette dernière avec son mystérieux nouveau petit copain. De ce postulat de départ, Lee Chang-dong transforme ce court récit énigmatique et le transpose dans la Corée d’aujourd’hui.
Exit donc le procédé de la voix intérieure, le cinéaste fait le choix judicieux de coller aux basques de son personnage principal, Jongsu, apprenti écrivain qui gagne sa vie comme coursier. Sur son itinéraire, il croise donc la ravissante Haemi, originaire de son quartier d’enfance. La relation à peine consommée, il se voit chargé de lui garder son chat durant son voyage en Afrique. A son retour, elle revient aux bras du séduisant Ben.
Le point de départ de cette intrigue est l’autre, cet inconnu qui présente bien, le rival amoureux contre lequel on ne peut lutter, bien né, fortuné et mystérieux. Et l’enjeu n’en devient que plus difficile, voire inatteignable. Gagner le cœur de Haemi, une jeune femme naturelle et spontanée, une fille simple dont on pensait alors avoir tissé avec elle des liens indéfectibles. Comment lutter contre un Ben, véritable fusée d’ascension sociale ? Et que faire lorsque ce dernier vous confie ses penchants pyromanes ?
Construit tel un slow burner, Lee Chang-dong prend le temps de nous exposer son histoire de trio amoureux sur fond de disparités sociales pour glisser lentement mais sûrement vers un drame qui, dans ses aspects les plus sombres, s’apparente à un thriller.
Il met en opposition deux Corées, d’un côté des jeunes modestes sans sous et sans avenir qui vivent de petits boulots, issus d’une régions frontalières où l’on entend à longueur de journée les discours de propagande scandés dans les hauts parleurs des voisins nordistes. Et de l’autre, la jeunesse dorée de Gangnam, quartier huppé de Séoul, et affiché aux yeux du monde comme le modèle de réussite du système sud-coréen. Lee Chang-dong va surtout mettre en avant ce besoin de se sortir de cette condition, cette volonté ou plutôt le désir d’accéder à une élite bling bling par tous les moyens, quitte à s’y brûler les ailes. Un rêve qui s’apparente plus à un piège.
La grande force du film est de s’en tenir à son unique point de vue, celui de Jongsu, jeune homme revenu vivre dans la ferme familiale et qui cherche l’inspiration pour son premier roman. Haemi sera-t-elle sa muse, ou apprendra-t-il à mieux se connaître au travers du récit de son père, un personnage entier et caractériel, et il y Ben, cet animal à sang froid, fascinant, hypnotisant et qui a un hobby bien particulier. Et c’est en adoptant cette position, celui d’un esprit en quête d’imaginaire, que l’histoire va prendre forme et rentrer progressivement dans les sillons du film noir coréen sans pour autant en reproduire les codes. Le spectateur, bien dans les pompes de son personnage principal, va se retrouver tiraillé, douter de ce qu’il voit, entend, même de ce qu’il semble presque trop évident, remettre en cause ce qu’il croit savoir.
De cette manière, Lee Chang-dong aborde avec brio le genre populaire du thriller sans jamais endosser la panoplie, il le renouvelle de l’intérieur, bouscule les codes esthétiques et narratifs sans chercher non plus à lui trouver une forme nouvelle. Ce qui motive sa mise en scène sont ses personnages et les décors dans lesquels ils évoluent. Le film est fidèle au roman et il parvient à le sublimer tout en accentuant son contexte social et en lui donnant une résolution dramatiquement forte et symbolique.
Une intensité qu’il doit à son trio d’acteurs avec en tête la jeune Jeon Jong-seo dont c’est la première apparition sur grand écran. Elle campe avec une réelle évidence la jeune femme imaginée par Murakami. A ses côtés, on retrouve Yoo Ah-in que l’on avait vu dans le rôle d’un jeune modeste et débrouillard Tough as Iron et en héritier de chaebol psychopathe dans le Veteran de Ryoo Seung-wan. Face à lui, rescapé de Walking Dead, Steven Yeun semble trouver chez les siens l’occasion de prouver son réel talent de comédien.
A la vision de Burning on se dit que l’attente en valait vraiment la peine. Lee Chang-dong semble avoir trouvé dans la nouvelle de Murakami un terreau fertile pour y développer et y décrire la Corée contemporaine et renouveler par la même occasion un genre qui a fait la réputation de la cinéphilie locale et qui commençait à montrer quelques signes d’épuisement. On continuera pendant longtemps à se demander ce qui a pris au jury cannois d’ignorer un si beau film.
Burning de Lee Chang-dong. Corée. 2018. En salles le 29/08/2018.