Colorful est un film d’animation japonais adapté d’un roman de Mori Eto. Son réalisateur, Hara Keiichi, demeure peu connu hors du Japon. Après Un été avec Coo en 2007, Colorful est son deuxième film distribué en France. Bonne nouvelle : ce conte beau et sensible, ancré dans le quotidien d’un adolescent japonais, mérite largement le détour. Par Antoine Benderitter.
D’abord, ne pas se laisser induire en erreur par le titre : Colorful n’a rien de la japoniaiserie roublarde, encore moins de la fantaisie kitsch. Qu’on en juge. Makoto a quinze ans. C’est un garçon taciturne et replié sur lui-même. Il n’a pas d’amis. Contrairement à son grand frère, il accumule les résultats scolaires désastreux. De surcroît, plusieurs de ses proches cachent des secrets inavouables – en particulier sa mère et la jeune fille dont il est amoureux. Bref, peu d’échappatoires pour cet adolescent trop sensible. Si ce n’est un, précaire mais essentiel : le dessin.
Or le spectateur ne découvre cette sombre réalité que peu à peu. Le film, trompeusement, commence par un prélude surnaturel. Lors d’une étonnante séquence en vue subjective, un esprit amnésique est invité par un ange à l’apparence de petit garçon à passer une épreuve : vivre trois mois dans la peau de Makoto. Juste après sa tentative de suicide. De l’issue de cette épreuve – réussite ou échec dont les critères ne sont pas explicités – dépendra le droit de l’esprit à se réincarner.
Dans bien des films, le spectateur a une longueur d’avance ou de retard sur les personnages. Parce qu’on en sait souvent un peu plus que le héros sur les turpitudes qui l’attendent. Et surtout parce que ce héros possède un passé, des souvenirs, dont les dialogues et la mise en scène ne peuvent jamais tout dévoiler. Or, rien de tel avec l’esprit se réincarnant dans Makoto. C’est une page blanche. On découvre Makoto et sa vie en synchronisation parfaite avec lui. Le spectateur n’a d’autre choix que de suivre pas à pas, sans préjugés, son parcours dans le corps de l’adolescent. Au départ, on peut certes s’indigner du caractère égoïste et mesquin de ses choix : mais peu à peu, par des rencontres, des révélations, Makoto parvient à créer un vrai lien avec les êtres qui l’entourent. Le rythme tranquille et presque monotone de la narration se met au service de l’immersion affective ; les quelques longueurs du film pèseront peu pour un spectateur entré d’emblée en résonance.
Force est de constater que malgré un argument de départ surnaturel et des collaborateurs communs (le character designer notamment), Colorful paraît bien éloigné de l’œuvre fantasmagorique du maître du japanime, Hayao Miyazaki. Son univers peut rebuter dans la mesure où il relève d’un certain prosaïsme. Et touche même parfois au sordide, du moins sur le papier. Sont évoqués le suicide d’adolescent, la prostitution enfantine, la solitude, l’humiliation ; après quoi il sera question d’amitié et de rédemption. Des thèmes bien lourds pour un écrin bien fragile : c’est toute la force du film d’avoir évité les écueils de la mièvrerie et du racolage, et d’avoir concilié son ambition casse-gueule avec un style sobre et limpide de dessin animé à l’ancienne. Au point de distiller l’impression qu’un tel contraste procède d’une pudeur naturelle, d’une affection qui n’ose ou ne sait s’exprimer – celles-là mêmes des personnages et de la mise en scène. Belle cohérence, qui semble attester de la sincérité du réalisateur. Et que vient rehausser avec bonheur un humour espiègle et tendre.
Cette quotidienneté hantée par le mal de vivre mais envisagée avec une sérénité empathique n’est pas sans évoquer l’œuvre de Ozu Yasujiro. Étrange de retrouver, de nos jours, une sensibilité si particulière dans un film d’animation. Quoique. Pas tant que cela, dès lors qu’on met au placard tout préjugé sur les animes. On peut déceler dans celui-ci une attention humaniste, une pureté d’émotion qu’un film en prises de vue réelles n’aurait sans doute pas atteintes – ou pas ainsi. C’est que les images dessinées de Colorful font mieux couler de source le postulat fantastique, marient l’onirisme avec un certain naturalisme et, par leur épure, s’avèrent propices à la projection émotionnelle du spectateur. À quoi s’ajoute la minutie presque amoureuse apportée à la conception des décors, à leurs couleurs, aux objets qui les peuplent ; toutes les images vivent. La meilleure illustration par l’absurde, peut-être, de l’intelligence d’un tel choix : l’adaptation au cinéma de Quartier Lointain de Tanigushi Jiro (manga non sans affinités par le style et le ton avec Colorful). Le film de Sam Garbarski avec Pascal Greggory, à défaut d’être raté, nous paraissait loin de retrouver la beauté onirique, l’émotion radieuse de l’œuvre d’origine. Notamment parce qu’en l’ancrant dans les contingences d’une incarnation matérielle un peu fade, les partis-pris de ce film contrariaient l’indispensable suspension d’incrédulité.
Ainsi, on retient du film de Hara Keiichi sa beauté délicate, la tendresse de son regard, son authenticité. Il y a cependant des ombres au tableau. À la pudeur des images – coulées dans un certain hiératisme et une géométrisation discrète de l’espace – s’opposent des musiques sentimentales, répétitives comme les plans trop sages de la mise en scène, et dont les notes vibrent des relents de quelque mélodrame désuet. De cette sentimentalité insistante, qui paraîtra à certains spectateurs roublarde, voire toc, le film est loin d’être dépourvu.
Or, chez Ozu, il y a aussi à l’œuvre cette sérénité décomplexée, cette sensibilité peu inquiète de passer parfois pour de la sensiblerie. On sera moins déconcerté par cette inclination si l’on se rappelle à quel point le cinéma d’Ozu, qui irrigue discrètement Colorful, pose une troublante équivalence entre les choses de la vie. Aux plus modestes, il semble restituer leur dimension de miracle. Comme ça, l’air de rien. Par le simple statisme de la caméra. Par une façon imperturbable de la poser toujours à la même hauteur. Alors, une fascination s’exerce sur les choses et situations les plus banales. Le regard s’ajuste comme un viseur. Et la joliesse des petites musiques de fosse devient mystérieuse. La vie, jusque dans ses manifestations les plus quotidiennes, semble avoir elle-même quelque chose de miraculeux, d’iridescent (« colorful », au sens figuré si ce n’est au sens propre). Bien présomptueux qui en rirait. Nous faire ressentir, même fugacement, cette magie éparse de l’existence, nous réconcilier le temps d’une projection avec son étrangeté parfois hostile, voilà peut-être le secret de l’émotion frémissante, irremplaçable, que savent susciter de tels films. Parmi lesquels Colorful, à sa modeste mesure, ne dépare pas.
Antoine Benderitter.
Verdict :
Colorful de Hara Keiichi, en salles le 16/11/2011.