Rétrospective Hamaguchi Ryusuke à la MCJP – Storytellers

Posté le 6 novembre 2019 par

Dans le cadre de sa grande rétrospective consacrée au cinéaste japonais, Hamaguchi Ryusuke, la Maison de la Culture du Japon à Paris nous propose de découvrir la quasi-intégralité de son passionnant travail, sur trois sessions, entre le mois de septembre et le mois de novembre. Parmi les œuvres projetées, Storytellers, documentaire réalisé en 2013 et réflexion sur la tradition orale à travers les contes folkloriques de la région du Tohoku.

A la suite de la catastrophe du 11 mars 2011 au Japon qui a ravagé la région de Tohoku, Hamaguchi Ryusuke et son ami et collaborateur Sakai Ko ont entrepris de se rendre sur les lieux et d’en filmer les effets sur ses habitants, en particulier les plus âgés d’entre eux qui y ont vécu une vie entière avant le drame. Très loin de céder à la tentation de montrer les paysages dévastés et la douleur frontale des victimes, le projet consiste en des longs entretiens successifs entrecoupés de plans de la région pris de la voiture qui emmène les deux cinéastes d’un point à un autre, d’une personne à l’autre. De ces heures de témoignages est née la « trilogie du Tohoku », trois films tournés entre 2011 et 2013, séries d’entretiens témoignant des souffrances endurées et surtout, de la résilience humaine et de l’espoir en une reconstruction.

Le séisme est un motif très présent dans le cinéma d’Hamaguchi, qu’il soit une simple allusion (Like Nothing Happened) ou un événement narratif significatif pour amorcer un nouveau chapitre (Asako I&II). Le projet s’inscrit alors comme une étape essentielle et profondément significative dans le travail de ce cinéaste en recherche constante de vérité, fut-elle brièvement reflétée dans un regard ou une parole.

Dernier volet de la trilogie, après The Sound of Waves et Voices from the Waves, Storytellers est construit sur la même forme que les deux films précédents mais fait un pas de côté pour s’intéresser à d’autres récits et en examiner leur signification, dans la société et pour ceux qui les racontent. Les ravages du mois de mars 2011 ne sont pas absents, bien au contraire, c’est une présence indicible et inévitable qui parcourt le film et accentue l’impression que les réalisateurs sont en train de capturer les derniers vestiges d’un monde et d’une époque voués à disparaître, si ce n’était la détermination de certains irréductibles à transmettre et partager leurs traditions. La région est dévastée mais elle est encore debout et ce sont ses habitants qui la tienne à travers leurs histoires et leur histoire : il suffit simplement de les écouter.

L’incursion dans le documentaire fait totalement sens dans le parcours d’Hamaguchi et lui fait du bien. D’abord, le style extrêmement direct de son cinéma sied parfaitement à la démarche du film et accompagne complètement le propos de chaque intervenant. Les cinéastes ne s’embarrassent pas des procédés auxquels le genre documentaire a souvent recours, comme un avant-propos ou un commentaire explicatif. Ils font le choix d’un ultra-réalisme qui donne au film une qualité immersive qui, si elle désarçonne parfois, est finalement très pertinente quand on se replace dans le contexte de ce village hors du temps rattrapé par sa disparition inévitable. Ensuite, ce passage par le documentaire semble avoir permis à Hamaguchi de franchir une étape décisive dans un travail jusqu’ici prometteur mais handicapé par des concessions à une narration plus traditionnelle et à des ellipses artificielles. Storytellers ne laisse aucune place à ces compromis : les deux cinéastes laissent leurs sujets complètement libres de leur parole, ne les interrompent jamais malgré les éventuelles longueurs, répétitions et confusions. Derrière son apparente douceur, le film peut être difficile en ce qu’il exige du spectateur. Une écoute totale et un esprit complètement attentif face à ces conteurs, filmés en plans fixes, souvent très longs, qui racontent des fables d’une voix frêle et parfois monotone. En regardant Storytellers, on pense beaucoup aux scènes emblématiques de l’atelier et de la lecture dans Senses, venu après et meilleure illustration de la formidable puissance du cinéaste, assumant enfin de s’affranchir d’une narration plus linéaire pour créer de longues parenthèses méditatives au sein de ses films. Enfin, en étant avant tout une réflexion sur l’importance de la narration et de la transmission par le dialogue, Storytellers permet à Hamaguchi d’effectuer sa mue et de parachever la transition de son travail du regard à la parole, tentée mais jamais aboutie dans ses fictions précédentes.

La caméra ne quitte jamais le visage des conteurs pendant leur intervention, on voit la moindre inflexion et on se laisse bercer par leurs voix tandis qu’ils racontent ces fables animalières parfois cruelles, parfois drôles, parfois absurdes mais toujours fascinantes et révélatrices de quelque chose sur celui qui la choisit. Si l’on n’en saisit pas forcément immédiatement le sens, une phrase ou une observation permet de le déceler et d’en faire une lecture qui souligne leur pertinence actuelle et la lucidité magnifique de ces anciens qui ont choisi de trouver un refuge et une ouverture à travers les histoires.

Au delà de ces conteurs,  Storytellers puise sa force dans la figure de Mme Ono, la collecteuse d’histoires et véritable guide des réalisateurs comme du spectateur, tout au long du film. Autant protagoniste qu’observatrice, elle est le lien entre tous les conteurs et une sorte de « bonne fée » tardive tant elle encourage, épaule et écoute chacun d’entre eux de manière absolue. S’ils sont la mémoire de la région, elle en est la gardienne et se dévoue à cette tâche avec une simplicité qui en fait une figure quasi-romanesque. Au milieu du film, une scène lui donne la parole et l’occasion de discuter de son travail et de la manière dont elle l’envisage : par le dialogue, en offrant autant que ce qui est donné car c’est seulement comme cela que la transmission du savoir et des traditions peuvent fonctionner. La réflexion semble simple mais, dans ce lieu qui ressemble de plus en plus à une zone morte et face à des modes de vie qui ne survivront pas à ceux qui les mènent, elle trouve un écho poignant et justifie à elle-seule toute l’entreprise du film. Elle en est l’âme et un des plus parfait exemple de la sincérité recherchée sans relâche par Hamaguchi.

A travers la simplicité d’une succession d’entretiens, Storytellers amène à réfléchir sur la transmission par le dialogue et sur la reconstruction par les rapports humains. Dans les premières séquences, la parole, celle des conteurs, est introduite comme le sujet central du film. Au fur et à mesure, l’écoute, celle de Mme Ono, des cinéastes, la nôtre, se révèle comme l’étant tout autant. Face à l’urgence à sauver ce qui peut l’être, il existe une inébranlable foi dans le pouvoir du discours, de la narration, de la discussion. Discussion qui se prolongera bien après l’arrêt de la caméra, celle-ci s’éloignant pour laisser les visages qu’elle a accompagnés jusqu’ici, tous réunis, continuer à partager leur passion des mots et du folklore dont ils ont hérités et qu’ils se sont appliqués à nourrir et compléter avec leurs propres expériences.

Claire Lalaut

Storytellers d’Hamaguchi Ryusuke. 2013. Japon. Projeté dans le cadre de la rétrospective Hamaguchi Ryusuke à la MCJP.

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