Après son adaptation de Murakami Haruki au Japon avec La Ballade de L’impossible, Tran Anh Hung revient avec une nouvelle adaptation, en France. Éternité est le nom de ce nouveau film qui semble être l’accomplissement esthétique du mouvement entrepris depuis le début de sa carrière.
Éternité est l’adaptation de L’Élégance des veuves de Alice Ferney . Tran Anh Hung dit avoir été profondément touché par l’œuvre, et voit en elle un potentiel cinématographique qu’il pourrait sublimer. En effet, la narration n’est qu’un squelette sur lequel le cinéaste vient ajouter une chair et en modeler les formes à sa guise tel un sculpteur. L’histoire est assez simple : nous suivons la famille qu’engendre Valentine (Audrey Tautou) jusqu’à sa mort. Le film est donc un voyage sur 3 ou 4 générations, le temps de vie de la première mère, Valentine. Car c’est bien de temps dont il s’agit. Tran Anh Hung nous offre un voyage onirique à travers les moments qui rythment leur vie. Nous assistons donc à un ensemble de moments, d’instants, de situations qui font échos les unes aux autres. Nous rebondissons doucement de souvenirs en souvenirs, de moments de grâce en moments de tristesse absolue. Moins céleste et métaphysique que Terrence Malick, le cinéaste franco-vietnamien parvient pourtant à nous offrir une expérience singulière qui résonne aussi profondément que The Tree of Life, si on se laisse bercer.
Depuis le début de sa carrière, les films de Tran Anh Hung ont toujours été vecteur d’une esthétique puissante. La recherche de la beauté est primordiale dans son œuvre. Éternité serait son manifeste, tant le cinéaste parvient à toucher de manière très juste et bienveillante par ses choix, une palette d’émotions et de sentiments complexes qui constituent la vie de ses personnages. De l’émerveillement d’une mère au contact de son fils à la perte de l’amour. Il va au bout de ce qu’il a commencé dans L‘Odeur de la papaye verte, en trouvant un équilibre entre une épure du quotidien et l’essence même des relations qui définissent ces instants du quotidien. On compare souvent Tran Anh Hung à Wong Kar-Wai mais avec Éternité, il serait plus proche du Stanley Kwan de Center Stage. Il convoque des éléments du cinéma muet ou du moins d’un autre temps pour que l’image, et la beauté qu’elle dégage, n’ait pas besoin d’être appuyée par des dialogues. La lumière, les corps, les mouvements sont les dialogues. Le choix des acteurs n’est pas anodin. Leur expérience est cruciale dans la réussite du film qui repose sur leurs capacités à exprimer des sentiments complexes durant de courts moments, et surtout sans dialogues la plupart du temps. La présence d’une narratrice permet d’accompagner le spectateur tels des intertitres. Tran Yên Khê récite des passages du livre d’Alice Ferney, et permet aux spectateurs de ne pas se perdre dans les souvenirs et les moments. Elle est le phare dans l’océan onirique que constitue le film. D’ailleurs, le film est lui-même un fantasme dans sa genèse. Il ne faut pas chercher de réalisme ou de naturalisme dans la représentation de la bourgeoisie que nous montre Éternité. Nous sommes autant dans le rêve de son créateur que dans les souvenirs des personnages. Le soin d’une précision chirurgicale que le cinéaste porte à la couleur, la lumière et l’image est parfaitement justifié par son ambition poétique voire poïétique [étude du rapport qu’entretient le créateur d’une œuvre avec cette dernière].
Éternité marque la 3ème collaboration entre le chef opérateur Mark Lee Bing Pin et Tran Anh Hung. Lee Bing Pin signe avec ce film une photographie majestueuse et une mise en scène aussi élégante et simple que touchante. Chaque mouvement, détails, cadrage met en évidence l’apogée des deux artistes dans leur mouvement esthétique. Alors qu’il tétanisait le public par la précision de son travail avec Hou Hsiao-Hsien, il y a quelques mois dans The Assassin, Lee Bing Pin montre encore une fois que son talent n’a de limite que l’ambition du cinéaste auquel il s’associe. Alors qu’il invoquait la peinture classique chinoise avec le maitre du cinéma taïwanais, l’imagerie qu’il nous propose dans ce film tient autant de Partie de Campagne (Jean Renoir) que de Barry Lyndon (Stanley Kubrick). La beauté de Éternité tient autant de lui que de Tran Anh Hung. Tel le duo Lubezki/Malick, le duo Lee Bing Pin/Hung s’impose comme des maitres de la lumière, et surtout du temps.
L’onirisme du film n’est transcendé que parce qu’il s’inscrit dans la fatalité de ceux qui rêvent. Le temps est la matière du film, le temps est ce personnage absent à l’image mais dont l’omniprésence vient balayer les évènements aussi graves soient-ils. Nous suivons plusieurs générations qui vivent chacune des tragédies, la guerre, la maladie, les douloureux hasards ou accidents de la vie. Mais le film ne s’attarde pas sur ces péripéties, car au milieu coule une rivière, elle emporte tout, bonheur comme malheur. Cette avancée inexorable du temps s’exprime par une mise en scène et des choix très précis. par exemple la rime visuelle de la cascade qui apparait deux fois dans la vie de Gabrielle (Bérénice Béjo).Une première fois en second plan donc derrière elle. Une seconde fois dans un souvenir ou elle se situe en dessous de la cascade après un évènement tragique. Cet élément est toujours derrière elle que ce soit dans l’espace, ou dans le temps. Il serait l’un des symboles de cette force inarrêtable, qui ne laisse exister que l’instant.Le montage du film favorise d’ailleurs une esthétique qui s’apparenterait à l’idée japonaise du mono no aware [sensibilité de l’éphémère] et sa mise en scène au shibumi [recherche de la beauté dans la simplicité et le dépouillement], que Tran Anh Hung connait très bien étant un passionné de cinéma, littérature et culture japonaise. Les plans sont courts, mais l’image est au ralenti, parfois presque arrêtée pour se figer (dans l’éternité ?). La musique donne une emphase à cette contemplation de Debussy à Bach, elle vient fluidifier la musicalité des images pour donner une sensation de doux courant (contre lequel on ne peut lutter mais pourquoi lutter ?). Le personnage de Valentine présent au début du film puis récurrent est le symbole du temps dans le film, c’est son histoire, mais pas seulement. En donnant la vie, elle transmet ses joies et ses peines. Le seul moyen d’exister par-delà ce temps, c’est la transmission, et précisément la transmission de la vie. C’est pour cela que Tran Anh Hung se concentre sur les personnages féminins, qui sont à la fois victimes des affres de la fatalité (elles pleurent autant leurs enfants que leur mari) mais qui ont le pouvoir de lutter contre elle par l’amour et l’enfantement. Qu’il soit de circonstance comme celui de Gabrielle (Bérénice Bejo) et Charles (Pierre Deladonchamps) (qui ancre le film dans son époque) ou qu’il soit passionnel et spontané comme celui de Mathilde (Melanie Laurent) et Henri (Jérémie Renier), l’amour est au centre de la vie dans Éternité. L’amour conjugale mais aussi l’amour maternelle. Tran Anh Hung dédie le film à ses enfants avec raisons. Si le film porte ces valeurs sans jamais porté de jugement politique, moral ou sans second-degré, c’est parce que l’amour sincère de Tran Anh Hung pour ses personnages transparait à chaque seconde. Cette beauté qu’il recherche ne peut être trouver que par l’amour de ce qu’il est en train de faire, que par son amour du cinéma. Le film est une déclaration d’amour au cinéma, à la beauté, et à l’amour lui-même.
La bienveillance de Tran Anh Hung ne l’empêche pas d’embrasser par des situations puissantes, l’inhérente mélancolie et douleur de vivre, et surtout de voir défiler la vie. A l’aune de la scène de mort de Charles et du titre du film, la dernière strophe du poème de Rimbaud, L’Éternité, pourrait correspondre parfaitement au film. Mais après cette expérience filmique, ce qui lui sied le mieux, c’est ce vers de Oraison du Soir. « Milles rêves en moi font de douces brulures » . Un sommeil doux-amer dont on ne se réveillerait plus, c’est peut-être ça aussi, Éternité.
Kephren Montoute.
Éternité de Tran Anh Hung. France. 2016. En salles le 07/09/2016.