Présenté dans le cadre de l’histoire permanente du cinéma à la Cinémathèque française, Ombres en plein jour (Mahiru no ankoku), réalisé par Imai Tadashi en 1956, est un film aujourd’hui quelque peu oublié du grand public et des nippophiles malgré une reconnaissance critique immédiate du cinéaste en Europe lors de sa sortie. S’il demeure encore aujourd’hui une œuvre importante du cinéma nippon, c’est non seulement pour ses qualités évidentes de mise en scène mais aussi et surtout pour sa résonance inédite sur la société japonaise de l’époque.
1951. Kojima, un jeune désœuvré et peu futé, est arrêté par la police, accusé d’avoir participé au meurtre crapuleux d’un couple de vieillards vivant non loin de chez lui. Très vite le criminel passe aux aveux, mais ce n’est pas suffisant pour convaincre un inspecteur zélé persuadé qu’il a eut le soutien de complices. Sous la pression d’une peine allégée, il va dénoncer ses camarades, pourtant innocents du crime dont on les accuse.
Ombres en plein jour est l’adaptation du roman à succès Le Juge, écrit par l’avocat Hiroshi Masaki au cours du véritable procès de l’affaire dite du « meurtre de Yakkai » dont il était l’un des défendeurs pendant le jugement en appel et qui se solda par la condamnation à mort d’un innocent.
C’est sous sa forme cinématographique que cette histoire d’erreur judiciaire va prendre toute son ampleur.
Réalisé par Imai Tadashi, cinéaste japonais connu des spécialistes du 7ème art nippon pour son engagement politique et ses accointances avec le parti communiste, Ombres en plein jour est représentatif de la filmographie de son auteur, empreint de thématiques sociales qui rappellent le néo-réalisme italien. L’oeuvre sera d’ailleurs comparé à Vittorio de Sicca pour son film réalisé en 1951, Nous sommes vivants, qui raconte comment un père victime d’injustice tente de faire survivre sa famille au lendemain de la guerre.
Bien que la cinémathèque de Tokyo ait rendu hommage au cinéaste avec une rétrospective complète en 2012, ne subsistent en Occident que deux de ses œuvres éditées en DVD aux USA chez Imageo : le film de sabre Revenge, et l’excellent Les contes cruels du Bushido qui fut récompensé de l’Ours d’Or lors de la 13ème édition du festival de Berlin.
Si l’on ressent dans ce dernier la filiation évidente avec le cinéma de Kobayashi Masaki (Hara-kiri, Rébellion) notamment dans la façon qu’il a de désacraliser le mythe du samouraï et de de montrer comment des hommes parviennent à survivre au sein d’ un système militaire cruel et inhumain, Ombres en plein jour dans sa thématique et sa vision contemporaine se rapproche très nettement du cinéma de Yamamoto Yasuo, réalisateur réputé pour ses prises de positions politiques et son goût à dénoncer la corruption qui gangrène son pays et ses institutions. On retiendra parmi eux deux de ses films les plus emblématiques: Le magnat (1964) écrit par Shindo Kaneto et La tour d’ivoire (1966).
Cependant le cinéma de Imai Tadashi se démarque du travail de son confrère par une maîtrise accrue de la mise en scène et du travail derrière la caméra. Optant pour un parti pris hyper-réaliste, le cinéaste s’abroge des conventions d’une réalisation en champ-contrechamp jugée trop monotone et lui préfère un enchaînement fluide de séquences composées d’axes de caméras variés et alterne ses valeurs de plans tout en conservant un montage sobre ponctué de scènes en flashback. Ces retours temporels ont pour utilité dans le récit de décrire non seulement le mode de vie des principaux protagonistes, le milieu social dans lequel ils évoluent, mais aussi de renforcer l’empathie du spectateur afin qu’il prenne fait et cause dans leur plaidoirie. Ils servent d’autre part à décrire les faits relatant au crime et dénoncer les manipulations de la partie adverse. C’est d’ailleurs au cours de celle-ci que le cinéaste utilisera un artifice de mise en scène en apparence grossier, qui rappelle volontairement le cinéma muet (rythme accéléré et jeu outrancier des acteurs), un effet qui souligne à la fois le ton très sarcastique de l’avocat dans l’énumération chronologique des événements telle qu’elle est décrite dans le dossier officiel et démolit l’absurdité édifiante de la thèse défendue par l’accusation.
La réalisation de Imai Tadashi s’efface au profit de l’histoire, le cinéaste s’appuie sur la force de son récit plutôt que de travestir son contenu en jouant la carte du mélo et de surdramatiser les scènes clés du métrage.
Afin de parvenir à un tel résultat il est aidé par une brochette d’acteurs solides et crédibles qui ont pour la plupart fait leurs armes dans des seconds rôles pour certains des cinéastes les plus prestigieux du Japon.
Ce sont ces personnages qui font vivre le récit. Imai Tadashi excelle dans la façon qu’il a de focaliser les événements sur certains protagonistes, de passer le relais du criminel aux quatre innocents personnifiés par le personnage de Uemura Seiji, et de confronter le désemparement des familles à la vision implacable de la justice. Il fait preuve d’un talent rare dans son habileté à amener subtilement au détour d’une scène un personnage secondaire jusqu’alors relégué au fond de l’écran au premier plan, afin de révéler une relation tenue secrète qui témoigne du degré de corruption et des pressions sociales qui sont en mises en œuvre dans cette affaire. Et c’est au travers de sa mise en scène immersive que l’on vit aux côtés des personnages les violences, les doutes, les espoirs et que l’on subit avec une rare violence la sentence du verdict. C’est aussi par l’intermédiaire du personnage de Uemura Seiji que le réalisateur exprime son sentiment d’injustice quand il scande à l’intention des juges de la cour de justice: « Il reste la Cour Suprême, il nous reste encore la Cour Suprême !»
C’est justement dans ce que Ombres en plein jour tente de dénoncer que le film apporte quelque chose de nouveau dans la société japonaise. Jusqu’à présent personne n’avait remis en cause de manière publique et encore moins soulevé l’opinion pour dénoncer la corruption et les malveillances du système judiciaire et pénal au Japon.
Les faits décrits dans le long métrage sont pour le moins révoltants, et sont le résultat de l’obstination d’un flic borné et vantard, persuadé de son infaillible intuition policière, qui va au détriment de toute logique pousser un criminel à revenir sur ses aveux spontanés et crédibles, afin que son témoignage corresponde à la version imaginée par les agents d’investigation. Il n’y aura d’ailleurs pas d’enquête de leur part, mais une séance de torture digne de Guantanamo (privation de sommeil, pressions psychologiques, et violences physiques) afin de contraindre les quatre malheureux à se soumettre à leur version des faits. Et le plus terrible dans cette histoire, malgré les preuves accablantes de sévices et des invraisemblances évidentes des accusations, est que le tribunal préférera fermer les yeux et condamner à la peine capitale les quatre personnes accusées au lieu de reconnaître les malversations policières et le jugement peu équitable du premier procès.
Le film sort à l’aube du jugement devant la court suprême. Devant la pression d’une opinion publique émue par les injustices proclamées dans Ombres en plein jour, le président de la Haute Cour de justice met en garde les juges de ne pas se laisser influencer. L’accusé sera finalement jugé non coupable et relâché.
Depuis, de nombreuses affaires furent remises en question par la presse et l’opinion publique, et des innocents victimes d’injustice furent libérés.
Ombres en plein jour appartient à un cercle de films très fermé : les films jugés d’intérêt public, une catégorie dont les œuvres ont eu une influence concrète et durable sur la constitution et la justice de leur pays. Le dernier en date est l’éprouvant film coréen Silenced de Hwang Dong-hyeok qui permit la condamnation à vie d’un groupe de criminels pédophiles.
Outre son influence considérable, ce film nous rappelle combien le réalisateur Imai Tadashi est un cinéaste rare en France. Certains de ses films jouissent pourtant d’une réputation plus qu’élogieuse parmi les connaisseurs, notamment Un amour pur (1957) diffusé pour la dernière fois au cours de la rétrospective Toei en 2010. Pour que soit réparé cette injustice, on a envie de crier: « Il nous reste la MCJP, il nous reste encore la MCJP ! »
Martin Debat.
Ombres en plein jour (Mahiru No Ankoku) de Imai Tadashi. Japon. 1956.
Présenté à la Cinémathèque française. Plus d’informations ici.