Poetry, du réalisateur sud-coréen Lee Chang-Dong ( Secret Sunshine), est à l’image de son héroïne : singulier, un peu déphasé et profondément émouvant. Le film, tout en aspirant au réenchantement d’un monde perclus de solitude et de désarrois, ne cède jamais à la tentation lyrique ou formaliste: c’est à son approche allusive, modeste qu’il doit sa réussite. Laquelle ne saurait se résumer au prix du meilleur scénario reçu à Cannes en 2010, ni même à l’admirable prestation de son actrice principale, Yun Junghee.
Il faut cependant l’avouer : Poetry commence mal, pris en étau entre le fait divers sordide (viol et suicide d’une adolescente) et la littéralité didactique (les cours de poésie). Ces deux lignes s’entremêlent jusqu’à l’étouffement autour d’un personnage de grand-mère, assistante à domicile éduquant seule son petit-fils, et atteinte de la maladie d’Alzheimer. Un programme guère engageant. D’autant que le titre générique paraît un rien présomptueux. Mais la vision du film dissipe ces craintes: humble, presque terre à terre, la mise en scène refuse le démonstratif. Aucune musique de fosse. Des plans simples, presque documentaires, autour du personnage de Mija. La sémillante vieille dame promène au fil des séquences ses robes bariolées, ses discours placidement décalés, son visage lumineux et rêveur. Elle vit comme hors du monde. Mais ce dernier, avec insistance et cruauté, ne cesse de se rappeler à elle.
Comment ? Par une succession de crises. Autant de déchirures irréparables dans le tissu du quotidien. Mija oublie les mots de la vie courante : premier symptôme de la maladie d’Alzheimer. Comme pour répondre à cette crise du langage, elle va s’inscrire à des cours de poésie. Une deuxième crise survient en parallèle: elle apprend que son petit-fils est impliqué dans un viol collectif. La victime : une fille de son collège, dont on apercevait au début du film le cadavre flottant dans une rivière.
C’est sur cette même rivière et son clapotis languide que s’achève Poetry. Le drame qui s’est joué dans ces eaux paisibles a profondément affecté Mija. On la comprend. Le suicide de la jeune fille est d’autant plus obsédant que ses circonstances précises demeurent hors-champ: la caméra épouse le regard de la grand-mère. Néanmoins on ne connaît jamais exactement ses pensées. Tout au plus les devine-t-on. À cet égard, les dernières minutes du film sont magnifiques. Leur beauté recueillie n’édulcore pas la blessure intime, mais la révèle tout en la dépassant. Une fois que Mija a écrit son poème, elle s’absente de l’image ; on dirait que la caméra voit désormais par les yeux de son esprit. Alors, le visage de la jeune fille fait enfin son apparition. Sa voix relaie celle de Mija pour déclamer le poème. Beau, simple, troublant, ce texte dit d’abord le désarroi des êtres. Il dit leur aspiration à l’amour. Il dit leur compassion. Il dit surtout que même au cœur de la tourmente, la vie n’est pas désespérante: il y a toujours de la beauté. Invisible, peut-être. À moins que ce ne soit nous qui ne prenions pas le temps de voir, ni d’écouter.
Incroyable pudeur des paroles, des images, qui savent ménager les vertiges, et nous introduire sans effets, sans affèterie, dans les mystères de l’âme. Ainsi s’insinue le sentiment que ces deux femmes esseulées et désespérées, l’une à l’aube, l’autre au crépuscule de l’existence, parviennent par la seule grâce d’un poème à communier au-delà de la mort. Le générique noir peut alors défiler sur les murmures de l’eau qui coule. Et le film s’éteindre doucement, poignant comme un dernier sanglot.
Antoine Benderitter.
Poetry de Lee Chang-Dong, diffusé lors du FICA 2014 du 11 au 18 févier.
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