Il est des expériences dont on ne sort pas totalement indemne. Visionner The Act of Killing en fait partie. Réalisé par l’Américain Joshua Oppenheimer et produit par l’immense Werner Herzog, cet ovni cinématographique, mi-documentaire mi-fiction, qui suit la trace d’anciens tortionnaires indonésiens, saura bousculer vos neurones et mettre à mal vos convictions les plus profondes. Par Lvi.
L’on répète souvent que les tortionnaires sont des monstres, des êtres inhumains sans état d’âme. Joshua Oppenheimer a décidé de prendre à revers cette affirmation. Parti en 2001 en Indonésie, au nord de l’île de Sumatra, filmer des agriculteurs, le cinéaste se rend compte que ces derniers sont ostracisés par le pouvoir politique. La raison en est simple : en 1965, leurs ancêtres, membres de puissants syndicats agricoles et accusés d’être communistes, ont été massacrés par le Parti national indonésien, les représentants de l’islam traditionnel et les forces armées. Depuis, toute personne liée de près ou de loin au communisme est isolée et rackettée par le pouvoir local. Car oui, à Medan, au nord de Sumatra, les auteurs des exactions de 1965 sont toujours là, admirés par les pouvoirs locaux, prêts à reprendre du service et surtout, heureux de raconter leur histoire à Joshua Oppenheimer.
Surpris par tant d’enthousiasme, Joshua Oppenheimer propose à ces meurtriers de les aider à réaliser leur propre film ayant pour thème les massacres qu’ils ont commis. The Act of Killing se présente donc comme un documentaire, qui suit de près d’anciens tortionnaires, Anwar Congo et Adi Zulkadry, mais également comme une œuvre de fiction puisque ces gangsters, comme ils aiment s’appeler, rejouent leur propre rôle devant les caméras, mêlant souvenirs, fantasmes et scènes cauchemardesques.
Dès les premières images, le ton est donné. Les criminels n’ont honte de rien, et surtout pas des tortures qu’ils ont affligées à des innocents. Fanfarons, ils s’expriment sur un ton enjoué, expliquant s’être inspirés des films de gangsters américains afin de mener à bien leurs exactions. Joshua Oppenheimer se permet même de les filmer alors qu’ils rackettent des Chinois, population encore très stigmatisée à Sumatra.
Le cinéaste fait preuve d’un grand sang-froid. Face à des témoignages immoraux, ils ne jugent pas les tortionnaires et préfère les aider à réaliser un film sur leur histoire. Nous voilà donc parti avec Anwar Congo et ses amis dans les affres des massacres de 1965. Le tortionnaire devient alors acteur et rejoue ses propres actes. La mise en abyme est ahurissante. Anwar Congo, le plus fragile des protagonistes, joue à la fois son propre rôle, celui d’un meurtrier sadique, mais également celui d’une victime torturée. Cette schizophrénie du jeu le perturbe et engendre des dialogues avec Joshua Oppenheimer qui sont pour le moins émouvants. A la vision de son film, Anwar Congo ne peut que réaliser ce qu’il a commis. Le thème du pouvoir de l’image s’incarne à merveille dans The Act of Killing. En effet, les tortionnaires vivent dans leur imaginaire mais ce dernier ne se matérialise pas dans la réalité. Le film qu’ils réalisent contient, outre des scènes de torture, des visions fantasmagoriques qui montrent que ces meurtriers ne vivent pas dans le même monde qu’un individu lambda. Adi Zulkadry est tour à tour déguisé en travesti entouré de danseuses, ou en monstre hantant les cauchemars d’Anwar Congo. Ce dernier a aussi son lot de scènes kitsch, notamment sur la fin, quand d’anciens communistes viennent le remercier pour le bienfait de ses meurtres.
Profondément amoral, The Act of Killing est néanmoins un film qui montre la réalité politique pour le moins choquante, qui se perpétue en Indonésie. A Sumatra, qui est l’exemple d’un territoire corrompu, le pouvoir local se mêle aux milices paramilitaires. Si les tortionnaires parlent aussi facilement de leur passé, c’est parce qu’ils sont acceptés par la société. Le Parti national indonésien a gagné la bataille de 1965 et ce sont les vainqueurs qui écrivent l’histoire. Pour autant, lors du tournage du film, les protagonistes, que ce soit les tortionnaires ou les politiques, semblent conscients de la difficulté de justifier leurs actes. Mais personne ne leur demande des comptes. Donc, logiquement, ils préfèrent revivre leurs aventures plutôt que de les questionner.
The Act of Killing est un film tellement dense et riche qu’il est impossible de le résumer en quelques paragraphes. Joshua Oppenheimer, en réalisateur prodige, mélange des thématiques aussi diversifiées que la corruption en Indonésie, le délaissement des populations touchées par les massacres, mais aussi la vision qu’a un meurtrier de ses propres crimes et l’image en tant que miroir de la réalité. A la fois révoltant et touchant, The Act of Killing ne pourra que vous dérouter.
Lvi.
The Act of Killing, de Joshua Oppenheimer disponible en DVD. chez ZED PRODUCTIONS depuis le 3/09/2013.