Lors de la 19ème édition du Festival International des Cinémas d’Asie, nous avons pu rencontrer la réalisatrice indonésienne Nia Dinata après la projection de son long métrage Love for Share. Cinéaste engagée aussi bien dans ses films qu’en dehors, elle nous parle de sa passion pour Woody Allen, de son regard sur le cinéma indonésien d’aujourd’hui avec ses difficultés, même si l’avenir est prometteur. Propos recueillis par Julien Thialon.
Pouvez-vous vous présenter brièvement à nos lecteurs ainsi que votre parcours ?
Je m’appelle Nia Dinata, je suis réalisatrice, et j’écris et je produis mes propres films. J’ai débuté en tant que journaliste mais j’étudiais également le cinéma. J’ai toujours aimé le cinéma.
Vous êtes une fan de Woody Allen, sa cinématographie vous a-t-elle influencée dans votre cinéma ?
Peut-être pas au niveau des thématiques. Woody Allen fait toujours des films à propos de la ville, entrant en interaction avec ses habitants. Je ne suis pas influencée par son amour de la ville. J’aime son honnêteté, son naturalisme dans ses films, ce qui m’a peut-être influencée.
Vous êtes une grande cinéphile, quelles sont vos influences cinématographiques ? Comment votre voyage aux Etats-Unis vous a-t-il orientée vers le cinéma ?
En Indonésie, nous n’avions pas la chance de pouvoir voir beaucoup de films. Les seuls visibles sont uniquement les blockbusters d’Hollywood. J’ai pu voir aux USA mes premiers films étrangers iraniens, français, espagnols (Almodovar), etc. À cette époque, Internet n’était pas disponible alors qu’aujourd’hui tout le monde a accès à n’importe quel contenu. En allant dans ces pays étrangers, j’ai eu la chance de découvrir leur cinéma avec sa culture, ses interactions et ses perspectives, la condition de la femme qui est bien différente de l’Indonésie, etc.
Vous avez commencé par des vidéos clips au milieu des années 90 avec Iguana Productions puis à la télévision avec Mencari Pelangi (Looking for the Rainbow a gagné deux récompenses nationales), pourquoi êtes-vous passée vers un cinéma indépendant avec des thématiques assujetties à la controverse ?
Faire carrière dans le cinéma à cette époque n’était pas possible avec le régime militaire. Si vous vouliez réaliser des films au cinéma, il fallait faire partie d’une association de cinéma qui était sous couvert du régime en place, avec des scripts qui étaient remaniés à cause de la censure qui intervenait également après que le film soit finalisée. Ce n’était pas possible pour moi de faire des films à ce moment-là. Après 1998, le gouvernement a été bousculé par les mouvements étudiants. Nous avons commencé un nouveau gouvernement avec de nouvelles lois. Tout le monde a alors commencé à faire des films.
Vous êtes également productrice et vous avez produit le film documentaire féministe At Stake composé de quatre segments. Pouvez-vous nous parler de la naissance du projet ? Est-ce une forme de liberté /transmission de témoin laissé aux cinéastes de réaliser ces films à votre place ?
J’aime aussi beaucoup les documentaires. En Indonésie, il y a beaucoup de sujets à raconter. Il est en revanche très difficile de distribuer les documentaires. Ce qui est intéressant, c’est que l’Indonésie est un archipel, et ce qui se passe dans la capitale indonésienne et dans le reste de l’Indonésie est complètement différent. J’ai commencé à voyager et montrer mes films dans les universités et les communautés diverses comme celle de la femme. J’avais beaucoup d’amis activistes qui m’ont raconté beaucoup d’histoires horribles sur les femmes dans les villages indonésiens (abus sexuels, etc.). A partir de là, j’ai fait mes propres recherches, puis est venu ce projet composé de plusieurs sujets sur les conditions des femmes qui n’étaient pas indépendantes et pas maîtresses de leurs corps (ndrl : prostitution). Je voulais parler ouvertement de ces sujets de société au cinéma. Les gens savent déjà tout cela mais ils n’en parlent jamais. Avec ces documentaires, il y a l’ouverture à une réflexion. Il peuvent alors en débattre, partager leurs expériences et lancer des mouvements de changement.
Love for Share est un film intimiste puisqu’il fait référence à votre père qui a eu une seconde femme. Quel message vouliez-vous passer à travers votre expérience personnelle dans votre film ?
Je voulais juste partager le fait que la polygamie n’est pas exclusive en Indonésie. La France est touchée également d’une certaine manière. Quand j’ai fait mes recherches sur l’adultère, la France est arrivée en tête de liste dans Google (rires). Même la Chine est concernée avec l’Empereur qui avait plusieurs concubines. Mon intention de départ est personnelle mais s’est universalisée après mes recherches aboutissant au fait que l’Indonésie n’était pas un cas à part. Bien qu’ils ne se marient pas avec leur maîtresse, techniquement c’est la même chose (rires). Toutes les économies sont touchées sur toutes les échelles sociales, même les personnages avec de faibles revenus ont plus d’une femme. J’ai mis beaucoup de temps à écrire le scénario et avec toutes ses recherches, mon ambition s’est amplifiée avec une vision de montrer les différentes perspectives de la polygamie à travers plusieurs cas dans l’échelle sociale. De plus, nous avons beaucoup de diversité en Indonésie avec des personnes d’origine chinoise, africaine, etc.
Love for Share est scindé en trois parties avec trois histoires dans des milieux sociaux différents. Dans la première histoire, nous sommes dans un couple riche (une gynécoloque et un politicien) et la femme accepte sa situation. Dans la deuxième, deux épouses devenues lesbiennes fuient leur mari (prise de responsabilité). Dans la troisième, la femme est autonome, presque manipulatrice. Etait-ce volontaire de tendre peu à peu vers cette prise de conscience et cette action féminine ?
Je voulais montrer différentes situations avec différents choix et dynamiques dans la polygamie. Je pense que ce n’est pas toujours comme ça. Parfois, dans les familles de village c’est plus difficile encore, car dans le village tout le monde se connaît. Se séparer de sa femme est très tabou. Mais en général, dans les grandes familles à Jakarta, c’est difficile surtout pour celles qui sont médiatisées comme les politiciens. Si la femme décide de donner une image négative de son mari en divorçant, c’est plus difficile.
Adopter un genre comique/satire était-il une façon de contourner la censure ou de renforcer l’absurdité de la thématique de la polygamie ?
J’adore la satire, c’est pourquoi j’aime Woody Allen. Si vous traitez un sujet avec mélancolie ou de manière dramatique, cela deviendrait ennuyant. C’est un trait de ma personnalité.
Comment arrivez-vous à financer vos projets et à satisfaire la censure (sortie en salles ou uniquement circuit festivalier, etc.) ? Quelle a été la réception du public ?
Ce n’était pas un film de box-office car le sujet était sensible et les gens ne voulaient pas qu’on les voit aller au cinéma regarder un film sur la polygamie (référence au partie conservateur). Dans les grandes villes, c’est là où il y l’éducation. Ils regardent mais ils s’en moquent. C’est plus difficile dans les petites villes, car tout le monde se connaît et si vous allez voir le film, les gens vont raconter derrière vous des choses. C’est impossible. Je ne pensais pas que la société puisse autant influencer les gens à aller voir ou non certains films avec la pression sociale, mais c’est un fait. J’ai appris beaucoup de cette expérience. La pression sociale dit vous que vous êtes un bon citoyen si vous ne regardez pas mon film ou vous êtes une mauvaise personne si vous regardez ce film. Je l’accepte car c’est quelque chose que je ne peux pas probablement changer dans un futur proche. C’est un film à très petit budget.
Quel regard portez-vous sur le cinéma contemporain indonésien ?
Vous ne pouvez pas me poser cette question en un jour, il faut plus de temps pour en discuter (rires). Actuellement, la situation du cinéma indonésien est très excitante, nous avons surmonté le régime politique qui était en place de 1998. Par la suite, il y avait bien sûr de la censure mais nous pouvions réaliser des films. Après 2006, les gros producteurs se sont tournés vers la télévision et le cinéma commercial. Du côté indépendant, nous n’avons qu’un cinéma avec un unique propriétaire pour toute l’Indonésie. Le challenge est maintenant que si vous voulez sortir votre film dans un grand cinéma, vous devez vraiment (sans capital) être un génie du marketing gratuit.
Quelles solutions préconisez-vous ?
En tant que productrice, je dois remplir le rôle de distributrice également. Nous n’avons pas de garantie cash sur recettes contrairement à la télévision. L’une des solutions serait que le gouvernement ne nous donne pas d’argent mais érige des lois qui protègent nos droits. Une simple protection pour un problème d’actualité chaotique. Nous avons une loi de cinéma consternante et dangereuse que j’ai étudiée avec des amis avocats. Il y a un réel besoin d’un changement politique (ministres, etc.) pour modifier cette loi de cinéma envers les réalisateurs.
Que pensez-vous de l’instantané de Bastian Meiresonne, Sinema Indonésia ? Une diffusion en Indonésie est-elle envisageable ?
Je pense que c’est une bonne chose d’avoir le point de vue d’une personne extérieure au cinéma indonésien. Je le remercie vraiment pour ce qu’il a fait et je voudrais l’aider davantage pour au moins avoir une interview du gouvernement car je suis curieuse de pouvoir mettre une séquence où le gouvernement refuse d’être interviewé. Je sais que ce n’est pas la version définitive et que si un remontage est prévu, j’espère pouvoir le distribuer en Indonésie. Même si la population connaît notre problème, ils pourraient davantage comprendre la situation.
Nous demandons à chaque réalisateur que nous rencontrons de nous parler d’une scène d’un film qui les a particulièrement touchés, fascinés, marqués et de nous la décrire en nous expliquant pourquoi.
Pouvez-vous nous parler de ce qui serait votre moment de cinéma ?
Epouses et concubines de Zhang Yimou, que j’ai vu aux Etats-Unis à la fin des années 80. La scène avant que le mari vienne dans la chambre (mari polygame qui a quatre femmes). Avant qu’il ne choisisse avec quel femme il voulait dormir cette nuit, chaque femme met une lanterne rouge à l’extérieur de sa chambre. Le maître choisit avec quelle femme il veut passer la nuit, on allume la lanterne qui désigne la concubine.
Propos recueillis par Julien Thialon à Vesoul le 11/02 lors de la 19ème édition du Festival International des Cinémas d’Asie.