Chaque année dans la sélection de Kinotayo, il y a cette anomalie réjouissante, un représentant d’un cinéma japonais fou qui, il y a une dizaine d’années, était surreprésenté dans l’image mentale de l’industrie nippone par le festivalier occidental, et qui aujourd’hui se fait finalement de plus en plus discret en France. Avec A Bad Summer de Jojo Hideo, le festival continue cette tradition pour notre plus grand plaisir (non) coupable avec, pour la première fois en France, le film de ce cinéaste génial mais encore beaucoup trop inédit.
Sasaki, travailleur social, découvre qu’un collègue abuse d’une bénéficiaire des aides sociales, Aimi. En enquêtant chez elle, il en tombe progressivement amoureux, et se retrouve mêlé à une sombre affaire impliquant des yakuzas.

C’est peut-être bien la première que Jojo Hideo se voit diffuser en France au cinéma dans un festival. Pourtant, le cinéaste est loin d’être peu productif avec plus d’une centaine de films à son actif, ni d’être complètement inintéressant. Il commence sa carrière dans le cinéma érotique avec des films qui se démarquent par son cinéma profondément hybride. Il ne va jamais tenter de dynamiter la formule pink comme ont pu le faire certains cinéastes qui, aujourd’hui, tournent le dos à cette industrie (ou inversement de s’y installer confortablement et sans prendre de risques). Il décide plutôt d’assumer totalement la part sexuelle et érotique de son cinéma pour la mêler à d’autres choses, et c’est comme ça que, dans son début de carrière, on se retrouve avec des pinks horrifiques (l’étrangement drôle Siren X), des pinks comiques (comme le génial Big Bad Mama-san), des pinks aux drames viscéraux et poignants (Confessions: The Secrets of Machiko Matsuoka en étant le représentant le plus talentueux de son auteur)… Et on retrouve même des essais bien plus expérimentaux en tout début de carrière, comme le très surprenant Disappear qui, dans sa manière d’appréhender la fiction et le drame, donne dans le pink naturaliste. Si sa carrière a connu de nombreuses mutations, notamment récemment avec une incursion dans le cinéma commercial, il reste fidèle à l’érotisme car, comme le dit un de ses personnages producteur de films porno dans son Rinko Eighteen, le sexe est primordial pour lui.

A Bad Summer ne fait cependant pas partie du volet érotique du cinéaste, il semble plus proche du film commercial mais pour lequel il était parfaitement taillé. Le projet se présente d’abord comme une comédie noire, genre dans lequel le réalisateur excelle. Mais finalement, la comédie furieuse se transforme très rapidement en comédie pince-sans-rire qui, progressivement, met le spectateur dans l’attente d’une comédie noire qui n’arrivera (presque) jamais. Pourtant, tout est là pour mettre en place une supercherie caustique et méchante : un complot sadique organisé par des personnages aussi charismatiques qu’idiots et méchants, tandis que la victime de celui-ci incarne l’innocence même, au sens le plus strict et péjoratif du terme, celle qui insupporte et qu’on ne cherche qu’à voir dépérir en tant que spectateur. Mais le film ne nous donnera pas ce que l’on veut. Tout d’abord, le premier complot à l’origine même du début de l’intrigue tombe très rapidement à l’eau. Le yakuza présenté comme le grand méchant du film se retire et pense que ça n’en vaut plus la peine. Un second complot se met en place, dans lequel Aimi tente de séduire son nouvel assistant-social, Sasaki, afin de le filmer en plein ébat avec elle et de lui soutirer de l’argent avec cette vidéo. La préparation de ce second complot s’étire anormalement et retarde une fois de plus le départ de la comédie noire méchante pour, finalement, commencer un autre film, cette fois-ci un drame romantique : Aimi tombe amoureuse de Sasaki et décide de ne plus l’arnaquer, tandis que l’ancien yakuza décide de revenir chez elle pour piéger Sasaki en profitant de cet amour naissant. Et finalement, prolongeant son geste disruptif, une fois que le drame s’est installé, c’est à ce moment précis que la comédie noire refait surface, dans une séquence dantesque où toutes les intrigues se mélangent, où le chaos s’incarne violemment à l’image et où toutes les forces formelles du cinéaste (sa mise en scène discrète, caméra au poing, ainsi que sa très bonne direction d’acteur) explosent violemment à l’image et au visage du spectateur. D’ailleurs, il faut saluer les acteurs qui offrent tous une performance exceptionnelle : Kitamura Takumi brille de nouveau avec ce personnage d’ingénu vrillant complètement, Kawai Yuumi démontre une fois de plus son talent pour les personnages nonchalants et désespérés, Kubota Masataka en fait des caisses dans son rôle d’ordure et le fait merveilleusement bien, tandis que Kinami Haruka propose peut-être l’un de ses meilleures rôles dans cette mère zombifiée par la société japonaise (sans évoquer les autres qui sont, eux aussi, tout à fait exceptionnels dans leur interprétation).

Cette inversion des genres comme des attentes du spectateur qui donne le la à la rythmique du film, entre aussi en résonance avec une certaine portée politique. A Bad Summer commence et se présente comme une comédie noire de droite : nous venons voir les méchants pauvres bénéficiaires des aides sociales arnaquer les assistant sociaux, garants de l’intégrité morale de l’État et qui utilise l’argent du contribuable pour aider les miséreux. Même si sa véritable visée n’est pas tout de suite révélée, bien que son côté too-much dans sa représentation des assistants sociaux ne berne absolument personne, il va prendre son temps pour, petit-à-petit, mettre ses pions en place et assumer sa réelle nature tardivement. L’illusion repose notamment sur sa structure narrative décousue si particulière : on suit essentiellement en miroir deux mères célibataires et faisant face à des problèmes d’argent tout au long du film. Aimi, qui bénéficie de l’aide sociale et décide de mettre en place une arnaque pour avoir plus d’argent et Kasumi, qui ne veut pas de l’aide sociale pour ne pas être un fardeau pour la société et qui finira tout de même par la demander lorsqu’elle n’aura plus le choix, pour finalement se la voir refuser alors même qu’elle est dépeinte comme le personnage le moins corrompu de l’histoire. La structure est banale et sa visée tombe de source en y rejouant le discours dominant : l’aide sociale bénéficie avant tout à ceux qui ne la méritent pas et est refusée à ceux qui en ont besoin. Mais au lieu de se diriger naturellement vers ça, le film choisira surtout cette structure pour montrer deux personnes victimes d’une même chose : la misère dont la puissance est renforcée à la fois par un État donnant un pouvoir immense aux assistants sociaux (qui peuvent refuser cette aide vitale ou bien profiter de celle-ci pour jouir d’une certaine domination), et par une criminalité organisée par des gens qui ne sont pas non plus en situation de misère mais qui vont profiter allègrement de celle-ci. Finalement, ce scénario signé Mukai Kosuke (A Man, Linda Linda Linda, My Broken Mariko…) ne nous offre pas un énième jeu de massacre social du tous contre tous, mais il montre comment celui-ci se met en place naturellement à cause de dysfonctionnements politiques.

Si A Bad Summer ressemble de prime abord à un projet assez peu personnel de la part du cinéaste : adaptation d’un roman à succès produit par la Kadokawa (d’ailleurs éditeur du dit roman) ; Jojo Hideo qui n’est même pas co-scénariste alors qu’il est généralement à l’écriture de la majorité de ses films ; une fin un peu décevante qui vient, après une séquence magistrale, renforcer l’idée que le film est tout de même plus sage qu’à l’accoutumée et un peu plus classique… Cette première impression ne doit pas l’emporter ni sur les grandes qualités du film, ni sur le geste assurément fort proposé dans A Bad Summer (et qui parcourt d’ailleurs la filmographie du cinéaste) : ne pas donner au spectateur ce qu’il cherchait, mais plutôt proposer un objet venant s’amuser de ce qui était premièrement recherché. La fin, qui peut paraître moins radicale dans son exécution (au lieu du bain de sang promis, le film offre une happy end presque douce), est d’ailleurs bien plus intéressante dans cette optique. Ce n’est certes pas le représentant le plus impressionnant et constitutif de son cinéaste, mais c’est une encore plus grande qualité quand ses films les plus fonctionnels écrasent volontiers une large partie de la production en termes de qualité et d’audace.
Thibaut Das Neves
A Bad Summer de Jojo Hideo. 2024. Japon. Projeté à Kinotayo 2025.




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