Ishii Takashi, qui nous a quittés il y a peu, connaît un regain d’intérêt accompagné d’une belle redécouverte de son œuvre, surtout en dehors du Japon. En France, nous avons tout d’abord eu en 2023 la superbe sortie de Freeze Me par Extralucid Films. Aujourd’hui, c’est Carlotta Films qui emboîte le pas avec la sortie d’un coffret de 4 films autour de la figure de Nami, muse fictive du réalisateur. Le premier du coffret, Original Sin, est le troisième long-métrage du cinéaste.

Mariée à un agent immobilier d’âge mûr, Nami entame une liaison avec leur nouvel et jeune employé. Obsédé par sa maîtresse, celui-ci fomente un plan pour se débarrasser du mari…
Dès son introduction, Original Sin se présente à la fois comme étrange et onirique. Cette première impression ne quitte jamais, elle infuse plutôt dans la suite qui, assez souvent, donne l’impression de ne pas savoir si les événements sont le fruit d’un rêve, d’un fantasme, ou bien d’une réalité étrangement représentée. La photographie est d’ailleurs à l’image de ce caractère onirique incertain : toujours brumeuse et parfaite, jamais trop sombre et dont le caractère factice semble constamment surligné. En surplomb, s’ajoute une dimension hitchcockienne très forte, parfois à la limite de la parodie (mais ne tombant jamais dedans), de l’écriture jusque dans la mise en scène. Les personnages ont des motivations souvent floues et la frontière entre bourreaux et victimes est très poreuse, avec un Ishii travaillant fortement le suspense pour mieux s’amuser avec.
Thriller hitchcockien, film de vengeance, film de stalker, comédie noire, drame… Il décide de ne jamais se dévouer entièrement à une unique voie. Éventuellement, il passe de l’une à l’autre sans prévenir, le rendant d’autant plus imprévisible qu’à mesure que le programme se déroule et déroute. Ishii parsème notamment son scénario de fusils de Tchekov pour toujours mieux les déjouer : soit il ne les utilise pas, soit il les utilise au mauvais moment. Plus que l’efficacité narrative, le cinéaste semble chercher dans son histoire une inefficacité constante – ou plutôt un contrepoint – afin de faire baigner le spectateur dans ce labyrinthe nébuleux et imprévisible. C’est ainsi qu’une scène de marivaudage comique ressemble à une séquence aux accents de thriller mais surtout au suspense insupportable, ou, qu’à l’inverse, une séquence en apparence très noire et qui pourrait entraîner le film dans une spirale de violence sans fin, donne finalement lieu à un désamorçage comique et léger. Ishii, en tant que scénariste, met en place un jeu cruel mais très efficace avec son spectateur, qu’il harmonise en réalisateur avec une ambiance brumeuse, très onirique, dans laquelle nous sommes constamment menacés de tomber dans le rêve ou dans le cauchemar, face à un film véritablement incernable.

Si Original Sin adopte l’apparence d’un triangle amoureux, voire d’un Jules et Jim noir, c’est pourtant bien un duo qui se partage véritablement l’écran : celui de Nami et Makoto, jeune homme perdu et qui, croisant par hasard cette dernière, devient fou d’elle. Si le film est aussi incertain, c’est en partie parce que nos deux personnages sont difficilement cernables. Makoto, présenté d’abord comme le personnage principal, est un marginal dont on ne connaît rien si ce n’est qu’il semble très attaché à sa mère et qu’il est asthmatique (dans une séquence d’introduction qui prend par ailleurs la forme d’un rêve). Le film freudien sera l’une des voies empruntées, Nami étant plus vieille que Makoto et elle-même en couple avec Hideki, agé de 10 ans de plus qu’elle. Lorsqu’il tombe amoureux de Nami et qu’il finit par vouloir tuer son mari, le parallèle avec Œdipe semble évident (presque trop lorsque Makoto assume, dans une scène à l’étrangeté dérangeante, la filiation symbolique entre Nami et sa mère). Mais le partage de la narration avec Nami qui, petit à petit, s’impose comme un personnage principal au même titre que Makoto, vient à son tour contrebalancer cette énième fausse piste. D’abord victime d’un viol par Makoto, elle va finir par tomber amoureuse de lui. Et plutôt que d’aborder l’histoire de Nami par le simple prisme de Makoto, Ishii va opérer une bascule et épouser le point de vue de cette dernière afin d’explorer ses désirs qui vont constituer une question toute aussi floue que ne l’est le film. Tiraillée entre son couple stable et durable avec Hideki et le désir le plus brûlant et dangereux avec Makoto.

Et une fois de plus, cette bascule va rapidement sembler, elle aussi, très étrange, puisque la manière dont sont présentés les deux points de vue est anormalement inégale. Alors que nous avons accès à l’intériorité de Makoto qui se matérialise dans son désir autoritaire qu’il impose par la force tant au spectateur dans l’image qu’à Nami dans sa réalité, l’intériorité de Nami, elle, nous est totalement inaccessible (que ce soit du fait de son indécision totale dans ce choix qui lui est imposé entre désir et stabilité, mais aussi dans les motivations et les sentiments qui l’habitent). Si cette première rencontre violente et criminelle entre Makoto et Nami pourrait donc résulter d’un rapport ambigu et dérangeant qu’Ishii a aux femmes dans son cinéma (et dans une certaine mesure, il l’est), l’incertitude onirique mise en place depuis la première séquence permet aussi de lui donner une toute autre dimension. Peut-être que cette bascule est finalement un nouveau stade dans cette plongée dans le fantasme de Makoto qui voit, dans son crime, une libération. Possiblement que nous épousons en fait, depuis le début, la psyché très compliquée d’une femme emprisonnée par son couple la privant de ses désirs (qui ne sont pas tant sexuels, comme le montre assez rapidement le film, mais maternels et donnant un sens nouveau au pied de nez freudien opéré plus tôt : tandis qu’elle veut un enfant, son mari, lui, n’en veut pas). Finalement, en adoptant une visée d’emblée mystérieuse, sans chercher à y apporter des réponses claires, Ishii fait de cette relation un symbole dont le référent vers lequel il renvoie ne nous est pas accessible, ou bien alors uniquement par bribes. Le film tire sa force de ce rapport ambigu en n’essayant pas de le camoufler ou, à l’inverse, de le romantiser. Il en fait plutôt une arme pour dérouter et ne privilégier aucune piste. Il est impossible de parler d’histoire libératrice entre Makoto et Nami, puisque jusque dans les dernières minutes du métrage, leur relation n’est pas saine et Nami prend conscience du nouveau piège vers lequel elle se dirige. De manière très discrète, Original Sin se veut comme un film radical sur l’emprise, dans lequel il ne révèle jamais la nature de celle-ci. Le spectateur est lui-même sous emprise et, dans l’impossibilité de s’en défaire, ne peut que la subir.

Original Sin est donc autant cotonneux comme un rêve qu’il est vénéneux. Par cette déroute constante, il met en place un jeu de pistes sans réponse à la question du point de vue : de qui Ishii narre-t-il l’histoire ? On commence depuis Makoto, on termine avec Nami, mais que ce soit pour l’un ou pour l’autre, quelque chose n’est pas clair, une intériorité semble déborder sur l’autre sans que nous puissions être en mesure de savoir laquelle prend le pas sur laquelle. Il s’agît d’une bonne introduction à l’univers noir, aussi âpre que satiné, du cinéaste, puisqu’elle souligne toutes les ambiguïtés de ce dernier. Son cinéma, très marqué par le féminin et surtout à travers la figure de Nami, personnage récurrent de ses œuvres, est aussi souvent étouffé par un surplombement masculin. Le cinéma d’Ishii est profondément ambigu, aussi bien esthétiquement que moralement.

BONUS
Entretien avec Ishii Takashi (11 min) : Dans cet entretien, le cinéaste parle notamment de la difficulté à mettre en place le projet, un projet de longue date et très personnel. Ce qui lui permet aussi de revenir sur sa carrière à la trajectoire assez atypique, oscillant entre scénariste, mangaka et réalisateur.
L’entretien est assez particulier et plutôt libre (bien que court), ce qui est assez rare lorsque des cinéastes japonais s’expriment devant une caméra. Des conditions de tournage à la genèse de l’écriture, Ishii nous livre de précieuses informations sur ce projet méconnu.
Entretien avec Okada Yu (7 min) : C’est cette fois-ci l’un des producteurs du film qui s’exprime, toujours assez librement pour un tel document. On en apprend beaucoup plus sur la trajectoire très compliquée du projet, notamment dû au climat économique du cinéma japonais de l’époque et de la fin de la Director’s Company (qui, elle-même, est une image funèbre assez parlante pour caractériser l’époque).
Entretien avec Otake Shinobu (7 min) : Enfin, c’est l’actrice de Nami qui s’exprime. Elle achève le portrait d’un film impossible à mettre en place en parlant de son tournage très fatiguant pour toute l’équipe, demandant une implication dépassant le raisonnable pour réussir à finalement boucler miraculeusement ce projet. Son regard sur le film, son personnage, ainsi que la personne d’Ishii est très intéressant et rend compte du caractère éminemment ambigu et paradoxal de son cinéma : Original Sin était autant une expérience épuisante pour elle qu’une fierté d’avoir pu le voir aboutir.
Thibaut Das Neves.
Original Sin d’Ishii Takashi. Japon. 1992. Disponible dans le coffret Takashi Ishii en 4 films : aventures et mésaventures de l’héroïne Nami le 07/10/2025 chez Carlotta Films.




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