VIDEO – Dragon Inn de King Hu : sur le fil (de la lame)

Posté le 14 juin 2025 par

Deux œuvres majeures du wuxia ressortent dans un luxueux écrin 4k UHD chez Carlotta Films : Dragon Inn (1967) et A Touch of Zen (1971), deux productions taïwanaises haut de gamme réalisées par King Hu, un cinéaste alors entré dans son âge d’or. Revenons pour l’heure sur Dragon Inn, deuxième volet de sa trilogie des auberges.

Au XVème siècle, les eunuques ont insidieusement pris le pouvoir à la cour de l’empereur. Cao Shaoqin exerce un pouvoir impitoyable dans le pays. Il condamne à mort le loyal Yu Qian et pourchasse ses enfants pour leur infliger le même sort. Mais ils parviennent à s’échapper. Cao ordonne de mettre un coup d’arrêt à leur liberté en les prenant au piège en plein désert, dans l’Auberge de la Porte du Dragon. Le temps de quelques jours, ce lieu reculé sera le théâtre d’une lutte entre les hommes de main de Cao et des résistants à son emprise, qui avancent masqués…

En 1966, King Hu réalise un film qui porte immédiatement l’attention sur sa personne : L’Hirondelle d’Or, avec Cheng Pei-pei, premier violet de la trilogie des auberges, et qui popularisera pendant de nombreuses années le wuxia féminin. Produit par la Shaw Brothers, King Hu ne s’entend pas avec les patrons de la firme, les frères Shaw, et considère avoir été bridé dans sa créativité. Il claque la porte du studio et se dirige vers Taïwan, Etat dans le lequel il tournera plusieurs films en alternance ou en co-production avec Hong Kong, et notamment Dragon Inn. Succès fulgurant dans toute l’Asie cette année-là, Dragon Inn a marqué d’une empreinte durable le cinéma d’arts martiaux, en inspirant d’autres artistes des décennies plus tard (notamment le chef-d’œuvre nostalgique sur la fin d’une époque, Goodbye, Dragon Inn de Tsai Ming-liang en 2004). La spécificité de ce film réside dans sa propension à se détacher du wuxia purement divertissant et, disons-le, commercial produit jusqu’ici, pour lorgner vers une atmosphère plus effilée et sophistiquée.

King Hu, dans ses déclarations, n’a jamais voulu faire du cinéma que pour lui, sans inclure le public dans son équation, et notamment le public chinois au sens large. A ce titre, Dragon Inn n’est certainement pas une œuvre expérimentale et réellement baroque, qui pourrait laisser circonspect une part du public. En revanche, ici, Hu a laissé la notion de temps s’installer dans son métrage, et en faisant ainsi, a ouvert la voie à une stylisation du cinéma sinophone qui sera régulièrement reprise. Hu expédie son incipit, en présentant l’eunuque sans foi ni morale Cao et déporte rapidement l’attention de son intrigue vers l’Auberge de la Porte du Dragon. Autour d’elle, des groupes de protagonistes, des personnages seuls, ou des duos, arrivent par salves. Leur arrivée est soignée, notamment Xiao Shaozi, interprété par Shih Chun, dont la longue marche vers le lieu de l’action se veut délicatement mise en scène, en montrant la nature qui l’entoure (chemin, ciel) sous ses plus beaux atours.

Ce genre de plans, citant la peinture traditionnelle chinoise, a probablement inspiré The Assassin (2015). Aussi, les premiers affrontements physiques (survenant tôt dans l’intrigue), au sabre, avec des lancers d’objets du décor ou au corps-à-corps, sont marqués par une emphase sur les regards et la tension dans l’air. King Hu utilise le temps qui s’écoule pour mieux révéler les intentions des personnages les uns par rapport aux autres. Et il le fait de manière raffinée et élégante, de telle sorte que la tension qui habite son film captive le spectateur, autant qu’il ne leur offre une mise en scène extrêmement esthétique, où chaque couleur de l’image et chaque son a non seulement sa place parfaite et unique, et dans laquelle chaque élément survient de manière naturelle, évidente, sans que l’on ait l’impression qu’un réalisateur deus ex machina ne soit là pour grossièrement appuyer là où il faut regarder ou sentir quelque chose.

Une partie du film est donc autant consacrée à ces joutes aussi bien physiques que psychologiques. Certains affrontements portent en eux en revanche une charge esthétique encore supérieure, notamment les grands combats du milieu et de fin du film. Dans ces séquences, les lames se lèvent et semblent danser à l’écran, d’autant plus quand un assaut de plusieurs combattants survient. Cet effet, accompagné des percussions de la bande-originale, proviennent du goût de King Hu pour l’opéra de Pékin.

Avec Dragon Inn, King Hu a commencé à surélever le cinéma d’action vers une dimension plus artistique, et moins calquée sur les canons du genre. En proposant de nombreuses séquences d' »arrêt », où les personnages se regardent en chiens de faïence, il laisse la tension s’installer et donne à son cinéma la noblesse et les vertus du temps qui s’écoule, en opposition à un montage surexcité ou a minima trop marqué (ce qui n’est d’ailleurs pas toujours un problème, mais en devient une alternative pour plus de variété). En partie influencé par le western italien sur ce sujet, énormément imprégné de la culture classique chinoise et soucieux de son audience, il donne naissance à un wuxia d’un genre nouveau et marquant, qui en plus d’avoir un legs énorme, se révèle en soi un splendide film d’action traversé de guerriers martiaux impressionnants et charismatiques.

Édition de Carlotta Films

L’édition de Carlotta Films est proposée dans un digipack avec livret, avec un étui rigide dont le dessin avant a été réalisé par l’illustrateur de renom Tony Stella. Les films sont disponibles uniquement en version 4k UHD. Dragon Inn s’appuie sur une restauration réalisée en 2013. Le grain de l’image est précis et les teintes sont extrêmement riches (malgré un étalonnage qui risque de poser question), grâce au Dolby Vision et au HDR.

Les modules vidéo du disque 4k de Dragon Inn sont au nombre de 5.

Pour commencer, cette édition vidéo reprend plusieurs bonus du coffret Blu-ray paru chez Carlotta Films en 2016. Ainsi, on retrouve le regretté Pierre Rissient, influent prescripteur des cinémas d’Asie en France à une époque où tout était à découvrir, qui signe la préface du film. Il revient brièvement sur les cinéastes asiatiques qui ont émergé à l’orée des années 70 dans nos contrées et fait le lien entre eux, par exemple la parenté stylistique pour les films d’époque entre le Sud-coréen Shin Sang-ok et ses deux amis de Hong Kong, Li Han-hsiang et King Hu. Il insiste sur une drôle de déclaration qu’a fait King Hu à Rissient et à bien d’autres critiques de son vivant : Dragon Inn a été inspiré James Bond. En outre, on peut revoir le documentaire King Hu 1932-1997 d’Hubert Niogret, fin analyste de grand cinéaste.

D’autres bonus sont issus du coffret DVD taïwanais produit par le Taiwan Film Institute. On retrouve ainsi 10 minutes d’interviews croisées du spécialiste Steven Tu, qui revient sur les qualités techniques et artistiques des films, les nombreuses demandes de festivals pour accéder aux versions restaurées des œuvres du réalisateur, l’immense succès en 1967 de Dragon Inn et Un seul bras les tua tous de Chang Cheh dans le monde chinois, ainsi que l’héritage de Hu ; ainsi que l’acteur Shih Chun qui partage ses souvenirs du tournage, avec des anecdotes très intéressantes comme la façon dont Hu a fait aménager le décor naturel à Taïwan pour qu’il ressemble au nord-ouest de la Chine pendant la dynastie Ming. En outre, un autre bonus taïwanais extrêmement plaisant est présent sur la galette : une actualité taïwanaise de 1967 en version restaurée qui revient sur le succès colossal du film à Taipei. Une véritable capsule temporelle !

Enfin, un essai vidéo de David Cairns, repris d’une édition anglo-saxonne, et intitulé Hostel Force, vient agrémenter l’édition d’un commentaire analytique plus poussé et illustré par les images du films. Cairns énonce une importance moindre du scénario au profit d’une tension qui interpelle le spectateur, et lie le film à des influences leoniennes et hitchcokiennes.

Maxime Bauer.

Dragon Inn de King Hu. Taïwan. 1967. Disponible dans le coffret King Hu UHD chez Carlotta Films le 20/05/2025.