MUBI – Un seul bras les tua tous de Chang Cheh

Posté le 28 décembre 2023 par

MUBI a effectué une sélection de 14 films issus du prestigieux catalogue de la Shaw Brothers pour ce mois de décembre. On revient sur Un seul bras les tua tous de Chang Cheh, une véritable révolution pour le genre du wu xia pian.

Fang Gang, fils du serviteur dévoué Fang Cheng, est élevé, à la mort de son père, par son maître Qi Ru-feng qui le considère comme son propre fils. Alors qu’il doit lui succéder, Fang Gang éveille la jalousie de la fille de son maître qui le provoque en duel et lui tranche un bras par traîtrise. Fang Gang se réfugie chez une fermière, laissant de côté les arts martiaux jusqu’à ce qu’il apprenne que son maître est menacé.

La refonte du wu xia pian (film de sabre chinois) passera par deux écoles au sein de la Shaw Brothers en ce milieu des années 60. Il y eut tout d’abord la révolution de L’Hirondelle d’or de King Hu (1966) qui prolonge la tradition de l’Opéra de Pékin (par l’héroïne travestie en homme notamment) et une modernité dans la rigueur de la reconstitution, dans la mobilité de la mise en scène ainsi que la recherche des chorégraphies martiales. L’autre approche vient de Chang Cheh qui cherche à reproduire dans le wu xia pian la brutalité et l’efficacité du chanbara japonais. Son premier essai dans le genre sera donc Le Trio magnifique (1966) remake/variation du classique Trois samouraïs hors-la-loi de Gosha Hideo (1964). Un seul bras les tua tous relève de la même inspiration puisque cherchant à décalquer le principe d’un combattant dont le handicap décuple les capacités martiales, fameux avec la saga Zatoichi au Japon et son héros aveugle. Chang Cheh en tire un avatar local en s’inspirant du roman The Mythical Crane Hero de Jing Yong où parmi les personnages secondaires figure un sabreur manchot. Le réalisateur refaçonne donc totalement cette figure à travers un récit original conçu avec le scénariste Ni Kuang.

On trouve là dans une belle épure l’archétype du héros à la fois torturé par l’esprit et mutilé dans son corps, emblématique chez Chang Cheh. Fang Gang (Jimmy Wang-yu) est l’apprenti du maître d’arts martiaux Qi Ru-feng (Tien Feng) qui l’a élevé car son père est mort en lui sauvant la vie. Fang Gang, malgré ses aptitudes de combat et l’affection de son maître, ne se sent pas à sa place. Il doit son rang à l’héroïsme d’un autre, et se voit disputer sa légitimité par ses condisciples d’une classe sociale supérieure. Provoqué lâchement par eux, il va y perdre accidentellement son bras gauche. La déconstruction puis la renaissance du personnage passent par cette amputation, afin de tracer sa propre voie tant au niveau intime (trouver l’amour et mener une autre existence que le tumulte auquel le destinait les arts martiaux) et dans son identité de combattant puisque ce handicap va lui permettre de concevoir une technique qu’il a inventée. Cette mue s’avérera une bénédiction face à un redoutable adversaire ayant conçu une botte secrète spécifique à parer l’enseignement de son maître.

Un des aspects plaisants du film réside dans son ton profondément introspectif. Ce que les suites Le Bras de la Vengeance (1969) et La Rage du Tigre (1971) gagneront en dimension ludique et spectaculaire, elles le perdront dans l’émotion dégagée par ce premier volet. Jimmy Wang-yu y est pour beaucoup, vulnérable et timoré en pleine possession de ses moyens physiques et progressivement déterminé et invincible avec ce membre en moins. La résolution des complexes passe par un ouvrage d’arts martiaux également amputé de la moitié de ses pages, l’addition des manques de la source, de celui venu s’y abreuver ainsi que de son arme (le sabre de son père dont il manque la moitié de la lame) concevant quelque chose d’inédit. Chang Cheh ne recherche pas le mélange de contemplatif et de mouvement de King Hu dans son approche formelle. Sans être pour autant bâclés (le savoir-faire de la Shaw Brother est là dans la beauté des décors studios) les différents environnements sont fonctionnels (hormis la magnifique scène enneigée fatale à Fang Gang) et le réalisateur concentre sa maestria sur les scènes de combats. Les rituels de mise à mort exercent une fascination sadique pour lui, répétant ad nauseam la parade, l’effet de surprise du vaincu, le rictus de satisfaction du vainqueur, et les hurlements du perdant éventré d’un brutal coup de poignard. L’effet est à la fois hypnotique et révoltant envers la vilénie des méchants, renforçant ainsi la jubilation primaire lorsque Fang Gang contre enfin la botte secrète et suscite la stupéfaction chez l’adversaire.

C’est cette émotion brute, ces bas-instincts ravivés que recherche Chang Cheh même s’il se contient encore ici et sert la dramaturgie du récit. Les envolées d’hémoglobine seront autrement plus outrées dans ses films à venir. Le film constituera donc une vraie révolution et fera un triomphe au box-office, devenant le premier film de l’histoire cinématographique hongkongaise à engranger un million de dollars HK. Il sonne un temps le glas des héroïnes fortes pour laisser place aux héros virils et écorchés, Le Retour de l’Hirondelle d’or (1968) signé Chang Cheh marquant cette bascule en laissant Cheng Pei-pei au second plan. Bien plus tard, The Blade de Tsui Hark (1995) constituera un retour aux sources révolutionnaire à cette œuvre séminale du cinéma martial hongkongais.

Justin Kwedi

Un seul bras les tua tous de Chang Cheh. 1967. Hong Kong. Disponible sur MUBI.

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