Jafar Panahi revient en compétition au Festival de Cannes avec Un simple Accident qui lui permet cette fois de décrocher la Palme d’Or. C’est un film qui est bien sûr impossible à séparer de ses conditions de tournage : à peine sorti de prison, toujours sous le coup d’une interdiction d’exercer, le réalisateur a choisi de nous raconter l’histoire d’un père de famille en apparence ordinaire dont la vie va basculer après un accident de voiture et la rencontre d’un homme qui croit reconnaître en lui l’homme qui l’a torturé en prison.
Le film s’ouvre habilement sur une fausse piste, avec le trajet nocturne d’une famille dont la voiture écrase malencontreusement quelque chose. Le début du film donne l’impression que le père sera le protagoniste alors que c’est le personnage qu’on ne connaît pas encore vraiment, son étrange agresseur, qui sera vraiment au centre du film, bientôt rejoint par une galerie de personnages hétéroclites, unis uniquement par l’expérience de la prison et des interrogatoires politiques.
Ce n’est pas un film spectaculaire, on reste le plus clair du temps enfermé dans des véhicules (ce qui n’est évidemment pas sans rappeler le dispositif de Taxi Téhéran), mais le film joue sur une tension permanente : à la manière de Chiens enragés de Mario Bava, la claustrophobie de la fuite en avant est au centre du récit, mais cette fois les acteurs ont autant intérêt que les personnages à ce que le reste du monde ne s’intéresse pas trop à ce qui se passe dans le véhicule. De façon évidente, comme dans Taxi Téhéran, la traversée de la ville pourrait être arrêtée par le moindre contrôle, d’autant plus qu’en plus de désobéir à l’interdiction de tournage, les actrices passent le plus clair du film têtes nues, ce qui est un geste dont l’actualité récente nous a rappelé la portée politique en Iran, et que, bien sûr, le sujet du film est plus que polémique. La tension créée par la fiction se double alors de la tension permettant la création de l’objet même que nous sommes en train de voir.
Sur le papier on est devant un simple film de vengeance, une libération cathartique des victimes face à leur bourreau. Mais ce n’est pas le choix que fait Panahi. Assez vite, le film prend les atours d’une étrange comédie où un équipage incongru (un homme simple un peu perdu, une photographe, une mariée et son futur fiancé, un homme rongé de ne pas pouvoir renverser le régime) essaie de déterminer si l’homme qui est dans le coffre est bien le monstre qu’ils n’ont connu que les yeux bandés… Si, dans Les Graines du figuier sauvage, Mohammad Rassoulof s’intéressait à la manière dont un homme ordinaire pouvait devenir monstrueux dans un régime qui encourage ses pires penchants, on observe ici des gens banalement bien se débattre avec leur envie de vengeance. Il y a quelque chose d’un Lady Vengeance paradoxal dans Un simple accident, mais contrairement à l’exploration des abîmes que choisit Park Chan-wook, Panahi choisit d’étudier les limites de la décence humaine. Il est plus important de déterminer la vérité que d’accomplir la vengeance, et la forme de cette vengeance est elle aussi en débat. Le film est clairement du point de vue des victimes du régime, mais il n’est pas un pamphlet révolutionnaire. Il s’agit d’avantage, à l’image de ce qu’on trouve dans le cinéma libanais, de se demander Et maintenant, on va où ?, pour reprendre le titre du filme de Nadine Labaki. Ce qu’on fait des bourreaux est une question mais la façon dont on doit essayer de continuer à vivre malgré tout ce qui s’est passé en est une autre… Comme en son temps Maroun Bagdadi, Panahi tourne dans une société qui n’est pas réparée et dont on ne sait pas si elle pourra l’être, mais il choisit l’espoir. Le personnage principal est un peu ridicule, hésitant, pas toujours très malin, pas vraiment idéologue (il a été condamné pour avoir simplement voulu être payé ce qu’on lui devait) surnommé « la cruche » en raison de la position que lui font prendre les douloureuses séquelles de son incarcération, mais c’est aussi un homme qui préfère le doute à sa vengeance, et qui, face à la détresse d’un enfant, n’hésite pas à mettre en danger tout ce qu’il a entrepris. Profondément, il s’agit d’un conte moral qui veut affirmer la supériorité morale non par de grands gestes flamboyants mais par un humanisme qui humilie les discours des criminels persuadés d’agir pour Dieu.
La fin du film est formellement intéressante, avec une conclusion du récit principal qui choisit un dispositif simple en jouant sur la lumière des phares pour imaginer une façon nouvelle façon de traiter les bourreaux, en jouant sur le discours religieux. Au cours du film, on a découvert que celui qu’on voudrait punir utilise le viol comme arme pour priver du paradis, mais, entre celui qui se met en danger pour respecter les traditions et ne pas porter malchance à un enfant et celui qui se rêve martyr en ignorant ses crimes, le naïf est plus proche de la sainteté que l’idéologue. Au début du film, on a dit que le chien écrasé par la voiture avait été envoyé par Dieu, mais finalement on est plus proche de l’histoire de cet étrange saint accidentel que d’une révélation, comme si le cinéaste démiurge voulait montrer que ce n’est pas l’enrobage du discours mais les actes qui devraient avoir la sympathie de la divinité. La dernière scène est admirable, fin ouverte qui joue sur le son pour permettre différentes interprétations, incarnation de l’épée de Damoclès éternellement dressée au-dessus de la tête des personnages, qui peut à tout moment tomber comme ne pas le faire, avec laquelle il faut vivre.
Le film est souvent drôle, le personnage principal étant parfois à la limite d’un Nasreddin Hodja moderne par son comportement erratique, mais c’est un hommage sincère aux prisonniers du régime et à ce qu’ils deviennent une fois libérés, hantés par des fantômes. Le cinéaste comme les acteurs, en faisant le choix de tourner un tel film sur le territoire iranien, et surtout en faisant le choix de rester en Iran, prennent une position forte (d’autant plus notable qu’on retrouvait aussi en compétition Les Aigles de la République de Tarik Saleh, qui comme le reste de sa trilogie du Caire, filme la Turquie pour parler de l’Egypte), ils se réapproprient le pays envers et contre tout, même s’ils risquent à tout moment le sort des personnages, pouvant reconnaître derrière eux le son symbolique de la « guibole » du tortionnaire.
Florent Dichy
Un simple accident de Jafar Panahi. Iran. 2025. Projeté au Festival de Cannes 2025