Bi Gan signe un nouveau chef d’œuvre avec Resurrection, odyssée hallucinée célébrant notre capacité à rêver, avec le cinéma comme porte d’entrée et révélateur. Un des sommets de la Sélection officielle du Festival de Cannes 2025.
Dans un monde où les humains ne savent plus rêver, un être pas comme les autres perd pied et n’arrive plus à distinguer l’illusion de la réalité. Seule une femme voit clair en lui. Elle parvient à pénétrer ses rêves, en quête de la vérité…
Le motif du rêve est indissociable du cinéma de Bi Gan. C’est l’espace par lequel, à travers son exercice fétiche du plan-séquence, s’exerce le point de bascule de récits qui laissent alors se déployer par le souvenir, l’allégorie et les visions surréalistes, l’âme profonde des personnages. Dans Kaili Blues (2015) et Un Grand voyage vers la nuit (2019), cette rupture intervenait à un certain stade de l’histoire et se manifestait dans un espace mental et topographique (le village Kaili cadre de Kaili Blues et Un Grand voyage vers la nuit) soumis à l’expérience de vie des protagonistes.
Resurrection fonctionne de la même façon mais étend le champ des possibles de manière vertigineuse. Dans un futur incertain au sein duquel le choix doit se faire entre maintenir l’aptitude à rêver et celle d’accéder à l’immortalité, les rêveurs sacrifient l’éternité du réel pour choisir l’éphémère du songe. Paradoxalement, la nature suspendue du songe offre un temps long et une infinité d’expériences, de vies et d’incarnations plus vaste que la possible langueur de l’immortalité. Ces rêveurs permanents, appelés Rêvoleurs, accèdent à un état qui peut leur être envié, et une femme (Shu Qi) va s’insérer dans l’errance de l’un d’entre eux (Jackson Yee) à travers « un long voyage vers la nuit » se déployant sur un siècle.
Les 20 premières minutes introduisant ce postulat provoquent d’emblée une sidération intense. Le cinéma constitue l’ultime matérialisation et vestige de la capacité des humains à rêver et, lorsque Shu Qi décide de capturer le Rêvoleur afin d’observer son odyssée, c’est par les leitmotivs esthétiques du cinéma muet que le processus se met en place. Le Rêvoleur apparaît vêtu comme le Nosferatu de Murnau (1922), on traverse la foule d’une pièce bondée par un mouvement de travelling reprenant celui, stupéfiant, des Ailes de William A. Wellman (1927), l’antre de la jeune femme convoque les visions expressionnistes du Cabinet du docteur Caligari de Robert Wiene (1920). L’ensemble de ces visions se manifeste sur la bande-originale composée par Bernard Herrmann pour le film-rêve par excellence, Vertigo d’Alfred Hitchcock (1959).
L’onirisme le plus enivrant et insaisissable s’exprime dans cette entrée en matière, avant que chaque rêve s’inscrive dans une ligne temporelle, une incarnation et une émotion différente. Le Rêvoleur est à la fois observateur et acteur des rêves, affrontant les maux de son « personnage » ou participant à aider ceux qu’il rencontre à surmonter les leurs. Chaque songe est un tour de force narratif et formel, dont l’émotion constante empêche l’ensemble de n’être qu’un simple exercice de style. Le mysticisme bouddhique et l’introspection tarkovskienne sont convoqués dans la confrontation entre le Rêvoleur et « le dieu de l’amertume » dans un monastère désert durant la Révolution culturelle. L’épure fantomatique du décor, l’artifice et le surréalisme enneigé masquent la douleur d’un deuil et d’un remord qui sera transcendé par une renaissance « canine ».
Il est de nouveau question d’absence et de deuil dans les pérégrinations ludiques d’un duo d’arnaqueurs formé par le Rêvoleur et une fillette attendant le retour de son père. De nouveau, le spectre hollywoodien se profile en faisant penser à La Barbe à papa de Peter Bogdanovich dont Bi Gan troque le noir et blanc pour les teintes orangées et chaleureuses de la photo de Dong Jinsong. La porosité entre surnaturel et supposé réalisme constitue la clé de chaque accomplissement intime dans le rêve, notamment dans ce segment où « l’arnaque » de prescience aide un père à entendre les derniers mots de sa fille disparue par le spiritisme épistolaire d’une lettre brulée.
Le sommet du film est atteint lors du morceau de bravoure d’un long plan-séquence durant lequel Bi Gan convoque enfin une influence cinéphile chinoise, à savoir le Suzhou River de Lou Ye (2000) dont on retrouve le mystère, l’urgence et le romantisme noir. L’intrigue se déroule à une période voisine, le soir du passage à l’an 2000 (dont le « bug » doit être celui qui libèrera les personnages de leur prison intime) et dépeint la rencontre entre le Rêvoleur et une jeune femme (Li Gengxi) piégée dans le quartier des plaisirs avoisinant le fleuve. La caméra virevoltante accompagne la poursuite des deux amoureux dans les ruelles poisseuses, se figeant ou leur tournant autour au fil du jeu de séduction. La sincérité du lien les rapprochant se noue dans le mouvement et en contrepoint des relations plus artificielles et tarifées s’exposant autour d’eux, sous un tourbillon d’éclairages de néons et le tumulte d’une tonitruante musique de Nouvel An – un interlude de karaoké faisant écho par le morceau choisi à la situation du couple. Un fois de plus la réalité sordide est transcendée par l’intrusion du fantastique, cette fois par la notion de vampirisme dont la malédiction est défiée lors d’une sublime scène de lever du jour – la métaphore de l’écran de cinéma n’étant jamais loin dans la manière dont se dessine l’apparition du soleil dans l’horizon via une vitre de bateau.
Tout au long du film, l’argument extraordinaire aura permit de résoudre les failles et regrets bien terre à terre des incarnations et rencontres du Rêvoleur, faisant de Resurrection une improbable variation chinoise de Code Quantum. Ce sera désormais à son tour de faire face à son passé alors que sa ligne temporelle rejoint le futur après avoir traversé un siècle d’Histoire, de vies et d’instants par le prisme des souvenirs d’autrui. C’est par le cinéma qu’est ravivée la flamme (c’est littéralement l’extinction d’une bougie qui forme la transition entre chaque segment) de la capacité des êtres au songe, c’est par lui que le voyage s’achève, dans une solennité mystique et religieuse célébrant la plus belle des machines à rêve, l’immensité de l’écran d’une salle de cinéma face auquel les spectateurs sont des âmes communiantes et éphémères. THE END.
Justin Kwedi
Resurrection de Bi Gan. Chine. 2025. Projeté au Festival de Cannes 2025