Critique : Le Petit Jouet de Sun Yu (rétro)

Posté le 13 novembre 2012 par

Classique du cinéma chinois des années 1930, Le Petit Jouet (Xiao Wan Yi) de Sun Yu est représentatif de la mouvance « gauchiste » de Shanghai, proche du Parti communiste et hostile à la présence des étrangers, européens et Japonais. Au-delà du simple divertissement, Le Petit Jouet est un film hautement politique qui met en scène deux des actrices les plus célèbres de l’époque : Ruan Lingyu et Li Lili. Par Marc L’Helgoualc’h.

Ruan Lingyu et Li Lili, les deux égéries de Sun Yu dans les années 1930.

Résumé : En 1921, dans un village rural proche de Shanghai, Ye (Ruan Lingyu), mariée et mère de deux enfants, fait survivre sa famille en fabriquant des jouets. Déterminée à s’enrichir, Ye déborde d’énergie et d’ingéniosité pour concevoir des jouets 100% chinois. Malheureusement, ses jouets rustiques et artisanaux peinent à se vendre, surtout face aux jouets plus sophistiqués des Occidentaux. Ye est courtisée par Yuan Pu (Congmei Yuan), un entrepreneur sur le point de partir en Allemagne pour s’approprier son savoir technologique et, in fine, créer des entreprises de qualité en Chine. Ye refuse de quitter la Chine mais encourage Yuan Pu à faire prospérer la Chine. Quelques mois plus tard, le malheur frappe Ye : son mari meurt et son jeune fils se fait enlever par des mendiants et revendre à une riche famille de Shanghai. Pour couronner le tout, une guerre entre seigneurs rivaux oblige Ye et ses proches à fuir à Shanghai, où elle survit dans un taudis… Dix ans plus tard, alors que l’armée japonaise envahit la ville, Ye et sa jeune fille de dix-sept ans (Li Lili) sont confrontées à la violence de l’envahisseur…

Ruan Lingyu et Congmei Yuan : l’émancipation de la Chine est plus forte que l’amour.

Réalisateur pour Lianhua Studio, Sun Yu se sert du cinéma comme vecteur idéologique, surtout après 1932, année où la marine japonaise bombarde Shanghai avant de l’occuper… Shanghai est alors le symbole de la Chine soumise à l’étranger : déjà occupée par la France et le Royaume-Uni qui y réglementent la vie économique et administrative, Shanghai subit une nouvelle humiliation… Riche et dynamique, la mégalopole regorge pourtant d’injustice et de misère. Les revendications sociales y sont fréquentes. C’est à Shanghai que les grèves ouvrières ont été les plus violentes et que le Parti communiste a été créé. Une certaine élite culturelle tente alors de diffuser les idées socialistes et nationalistes. Lire « Building a New China in Cinema: The Chinese Left-Wing Cinema Movement, 1932-1937 » de Laikwan Pang pour plus de renseignements sur cette période.

Lianhua Studio est alors le centre névralgique qui regroupe des producteurs, des réalisateurs et des auteurs engagés. Sun Yu est l’un d’eux. Comme l’écrit la critique Isabelle Régnier, « empreints d’une forte conscience sociale, d’une vision politique ouvertement à gauche, et le plus souvent d’un sentiment sinon nationaliste, du moins fortement anti-japonais, les films de Sun Yu frappent aussi par leur parti pris joyeusement féministe ». Réalisé quelques mois après l’invasion de Shanghai par le Japon, Le Petit Jouet est une parfaite synthèse du cinéma de Sun Yu.

La seconde partie du film fait la part belle à l’armée de Shanghai.

Le Petit Jouet est un film d’inspiration socialiste, de fierté nationale et féministe. Deux femmes sont en effet les héroïnes : Ruan Lingyu (Ye) et Li Lili (Zhu), mère et fille, toutes deux l’élément moteur du film. C’est Ye qui entreprend de sortir sa famille de la pauvreté, d’inciter Yuan Pu à étudier en Allemagne et d’exhorter le peuple à la révolte contre l’occupation étrangère. À l’inverse, tous les hommes sont soit des faibles soit des indécis : ils sont en dehors de l’Histoire. L’activité professionnelle de Ye n’a rien d’anodin : les jouets qu’elle fabrique sont avant tout des avions et des chars de guerre. Le message est clair : il faut éduquer dès l’enfance le Chinois à aimer l’armée et défendre son pays. Un message belliqueux clairement assumé. La mise en scène de Sun Yu est explicite comme lorsque des plans d’enfants jouant avec des navires de guerre et des chars d’assaut s’enchaînent par des plans de véritables offensives armées. Les jouets de Sun Yu sont un prélude au véritable conflit militaire.

Attention, ce paragraphe dévoile la fin du film. Si Le Petit Jouet est un film brillant qui fait l’éloge de la volonté et du patriotisme chinois, ce sont surtout les vingt dernières minutes qui sont inoubliables et touchent au sublime. La guerre contre les Japonais éclate et le malheur le plus total s’abat sur Ye. Cette mère qui s’est battue toute sa vie pour sortir sa famille de la misère voit sa fille mourir dans ses bras, sous les balles de l’armée japonaise. La dernière séquence, le soir de la Saint-Sylvestre 1932, achève ce malheur dans une scène des plus pathétique : mendiante en guenilles, Ye vend ses jouets sur le trottoir. Un jeune garçon s’approche d’elle et propose de lui acheter ses jouets. Il s’agit de son propre fils enlevé dix ans auparavant, désormais fils de bonne famille. Ye ne le reconnaît pas. Confondant des bruits de pétards et de feux d’artifices avec des bruits de canons, une Ye hystérique et sombrant peu à peu dans la folie, interpelle les passants : « les Japonais attaquent ! » Après un moment de panique, les passants reprennent leurs esprits mais Ye continue de s’égosiller : les badauds et les fêtards bien habillés l’écoutent. Pour éviter la censure (les scripts ouvertement anti-japonais sont caviardés), Sun Yu prend la peine de ne mettre aucun intertitre mais on devine aisément le discours de Ye, qui, face caméra, s’adressant directement au spectateur de l’époque, exhorte la population à se soulever contre le Japon et retrouver la dignité perdue de la Chine. L’interprétation de Ruan Lingyu est bouleversante. Le Petit Jouet prend alors valeur de brûlot politique et d’invitation à la rébellion.

Le discours final de Ruan Lingyu adressé directement au spectateur.

Après Le Petit Jouet, Sun Yu continua de tourner des films d’inspiration socialiste comme La Route (1934). Son activité artistique fut presque réduite à néant après 1950 et son film, La Vie de Wu Xun, jugé réactionnaire par le gouvernement criminel de Mao. Li Lili arrêta l’essentiel de sa carrière dans les années 1940. Pendant la Révolution culturelle, elle fut torturée sous ordre de Jiang Qin, la femme de Mao. En 1936, les deux femmes avaient partagé l’affiche de Blood on Wolf Mountain de Mu Fei, un film anti-japonais produit par… Studio Linhua ! Li Lili survécut à la torture mais son mari fut assassiné. Ruan Lingyu ne connut pas les horreurs de la Révolution culturelle : elle se suicida en 1935 à l’âge de 25 ans, suite à une campagne des journaux à scandale qui révélèrent sa vie amoureuse adultère. Oubliée pendant près de 50 ans, Ruan Lingyu fait aujourd’hui l’objet d’un culte depuis le biopic que lui a consacré Stanley Kwan en 1992, Center Stage, où elle est incarnée par la magnifique Maggie Cheung.

Verdict :

Avec Le Petit Jouet, Sun Yu signe une œuvre majeure du cinéma chinois, savant dosage entre mélodrame social et tract politique. Le film est porté par les interprétations remarquables de Ruan Lingyu et Li Lili. La scène finale est à elle seule un chef-d’œuvre d’appel à la révolte. On se demande après cela pourquoi les Shanghaïens ne se sont pas soulevés contre les Japonais. Le cinéma a ses limites sur le cours de l’Histoire.

Marc L’Helgoualc’h.

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