Festival Allers-Retours 2020 – A Mosaic Portrait de Zhai Yixiang

Posté le 14 février 2020 par

Parmi la très belle programmation de la troisième édition du Festival Allers-Retours, place à A Mosaic Portrait, second film du réalisateur Zhai Yixiang. S’inspirant d’un fait divers, le cinéaste pose un regard implacable sur la société chinoise et tisse le bouleversant portrait en creux d’une jeune fille en quête d’émancipation.

La jeune Ying, âgée de seulement 14 ans, est enceinte. Quand elle accuse l’un de ses professeurs, elle met en branle tout un engrenage d’enquêtes, de dénis et d’affrontements. Mais Ying semble étrangement indifférente à toute cette agitation. Est-elle vraiment la victime qu’elle prétend être ?

A Mosaic Portrait s’ouvre sur un examen oculaire. De sa voix grave, bien plus mature que ses 14 ans, la jeune Ying explique qu’elle distingue les formes mais ne voit pas clairement. Sur l’écran, avant même qu’on ne la rencontre, la radio de sa rétine est exposée tandis que le médecin observe le voile qui couvre sa vision, et ajuste la lentille. Cette séquence est introduite sans contexte et semble isolée du reste du récit. Il faudra attendre la toute fin du film pour que celle-ci prenne tout son sens, comme tant de choses dans ce long-métrage construit sur des ellipses et des silences.

Tourné dans la province de Guizhou, région recouverte de brume, d’ailleurs connue pour son « thé du brouillard », le film se déroule dans une ambiance nébuleuse interrogeant sans cesse la frontière entre la réalité et le rêve. Zhai Yixiang tire admirablement parti de ce décor, à la fois profondément romanesque (dans la première partie, on pense beaucoup aux romans noirs britanniques dans la lignée de David Peace) et complètement démoralisant (le cinéaste ne cherchant pas à dissimuler la misère économique et sociale). Cette dichotomie est de plus en plus marquée au fur et à mesure que le récit avance, la mise en scène, au demeurant plutôt naturaliste, introduisant progressivement une étrangeté de ton qui bouscule nos repères narratifs, quitte à frôler l’incompréhension.

A Mosaic Portrait adopte une construction morcelée, laissant des scènes et des confrontations largement inexpliquées, malgré un étirement de certaines séquences jusqu’à ce qu’un trouble durable s’installe. Le montage accentue encore davantage cette impression de ne jamais être complètement certain du lieu où l’on se trouve, ni du temps qui passe. Que ce choix soit purement artistique ou qu’il ait été en partie dicté par la nécessité (le scénario a fortement attiré l’attention de la censure avant le tournage), il contribue à donner le sentiment d’une alerte constante, comme si une craquelure ou une explosion menaçait d’arriver à tout moment. Car bien que le film suggère bien davantage qu’il ne dit, la violence et les sévices existent bel et bien. On les retrouve dans l’agression sexuelle subie par l’adolescente bien sûr mais également dans les implications de maltraitance au sein du foyer familial lors d’une scène où Ying reproche à son père d’avoir sauvagement battu sa mère quand celle-ci a donné naissance à une fille, résultant en ce que celui-ci l’éduque comme un garçon. Ce dispositif est assurément déroutant, il pourra même en rebuter certains, mais il permet un passionnant traitement, à rebours de ce qui aurait pu être attendu sur le sujet.

L’enquête autour de l’affaire occupe pleinement la première partie du film. Celle-ci est menée exclusivement par des hommes, le père de la jeune fille en tête, et si la victime est constamment mentionnée, elle n’est jamais inclue dans la discussion. Dans sa première demie-heure, le film est d’ailleurs particulièrement saisissant dans la manière qu’il a de désengager son héroïne du récit. Reléguée au second plan, elle existe dans une sorte « présence absente » assez dérangeante, et n’est réellement prise en compte qu’à travers la rumeur qui accompagne chacune de ses réactions, et l’instrumentalisation assumée de sa condition par la communauté. La grossesse est, en effet, littéralement objectifiée, puisque considérée comme le seul élément de preuve recevable. Un objet donc, et un prétexte à l’observation d’une mécanique implacable et perverse qui souligne les limites d’une société où le collectif prend le pas sur l’individu et les individualités.

Un virage, quasi-imperceptible à l’œil nu, s’effectue dès lors que la perspective change pour un regard extérieur : celui de Jia (Wang Chuanjun), ce journaliste venu écrire sur le scandale. S’il demeure une figure ambivalente, il est le seul à interroger la place de Ying dans l’affaire et à lui témoigner de la bienveillance. Leur relation donne lieu à des moments de répit qui comptent parmi les plus belles scènes du film et ouvre la brèche menant à l’ultime regard, le plus important : celui même de l’adolescente. A Mosaic Portrait effectue alors un virage abrupt et c’est du point de vue de Ying, délestée de sa grossesse et exilée dans un centre en ville, que l’on aborde cette dernière partie. Le ton se fait alors plus franc et une certaine lumière, jusqu’ici absente, se dégage des échanges entre Ying et une autre jeune fille avec qui elle s’est liée, bien que les séquences soient teintées d’une imminence tragique, que la suite de l’histoire viendra confirmer.

A la manière d’une focale qui s’ajusterait au fur et à mesure pour nous permettre de voir clairement, A Mosaic Portrait entoure sa protagoniste d’un voile, voire d’une certaine ambiguïté. Une scène dans laquelle on distingue seulement sa silhouette à travers une vitre déformante y fait d’ailleurs écho. Il ne s’agit pourtant que d’une diversion pour mieux la remettre au centre du récit dans son ultime partie. Le cinéaste va même encore plus loin et la laisse même prendre le contrôle de la narration, dans une bouleversante scène finale où elle peut pleinement s’exprimer. Enfin.

Mélange indéchiffrable de féminin et de masculin, de placidité et de candeur, de sagesse et d’innocence, la jeune Zhang Tongxi imprègne le film de son énigmatique présence. Elle parvient à donner chair à ce personnage d’enfant à peine adulte (à moins que ce soit l’inverse) qui porte son ventre en bandoulière dans une acceptation qui semble d’abord passive mais cache, en réalité, une volonté farouche de se réapproprier son corps face à une société déterminée à la désincarner. Une scène montre d’ailleurs la jeune fille rétorquer au journaliste qui souhaite la dissuader de se couper les cheveux que ceux-ci lui appartiennent, tout comme son corps. Une des dernières séquences y fera magnifiquement écho quand Ying montera sur scène avec une coupe courte, assumant son identité en construction, et s’autorisant à se laisser submerger par les émotions.

A l’instar de son titre, le film forme bien une mosaïque de moments, parfois violents, souvent insondables, dans lequel la quête de la vérité, pourtant constamment revendiquée, est une illusion d’optique.  Avec une grande âpreté, Zhai Yixiang donne à voir une société chinoise aveugle et aliénée qui condamne ceux qui sortent du rang à l’isolement, au soupçon ou au désespoir. Bien loin de s’y résigner pourtant, il signe un film de résilience en accompagnant le parcours de cette jeune fille qui refuse le statut que sa condition (de femme, de fille, d’esprit tourmenté, de victime supposée) lui réserve, quitte à s’exposer à tous les jugements. En cela, A Mosaic Portrait nous prend aux tripes mais nous laisse les yeux grands ouverts.

Claire Lalaut

A Mosaic Portrait, de Zhai Yixiang. Chine. 2019. Projeté au Festival Allers-Retours 2020.

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