LE FILM DE LA SEMAINE – Dimanches de Shokir Kholikov

Posté le 16 avril 2025 par

Premier long-métrage du réalisateur Shokir Kholikov, Dimanches est une réflexion sur le modernisme à marche forcée, qui vient perturber le quotidien organisé d’un couple de paysans âgés ouzbeks. Le film sort en salles via le label Carlotta Nouveautés.

Un couple vivant dans un endroit reculé d’Ouzbékistan gagne sa vie en travaillant la laine. Ils habitent une grande et vieille maison rustique, et passent leur soirée dans leur cour, à regarder les programmes sur un vieux téléviseur, à l’air frais. Régulièrement, leurs deux fils viennent leur rendre visite, en leur offrant avec insistance des appareils électroménagers qu’ils sont réticents à utiliser. L’un d’eux, ayant étudié à l’étranger, souhaite faire abattre le maison afin d’en construire une plus moderne…

Sorti sur les écrans français un an auparavant Dimanches, Le Moine et le fusil décrit l’arrivée de la télévision au Bhoutan, à une date précise, 2006 et le choix du Roi d’offrir la démocratie et la modernité à son peuple, celle qui la lie au reste du monde. 2006 semble une année tardive pour ne serait-ce qu’accéder à la télévision, mais le film de Pawo Choyning Dorji traduit bien l’idée qu’une autre manière de vivre a été possible pendant très longtemps, le peuple bhoutanais s’étant montré d’ailleurs assez circonspect face à l’arrivée de technologies et de mécaniques électorales dont il n’avait pas toujours envisager l’existence. « Entre tradition et modernité », formule absolument éculée et exotisante qui a fait recette en son temps, notamment pour qualifier le cinéma asiatique et surtout japonais, tire son origine de la mondialisation plus ou moins consentie, plus ou moins imposée, à l’ensemble de la planète jusque dans les campagnes de tous pays, y compris les plus lointaines de son centre d’impulsion : les États-Unis. Dimanches de Shokir Kholikov fait le choix de désamorcer complètement cette formule, en montrant la vacuité de la disruption.

En effet, les deux héros de Dimanches sont beaucoup plus originaux qu’ils n’y paraissent de prime abord. Chaque séquence où un fils ou un contact de la ville arrive avec un item moderne – un réfrigérateur, une gazinière, une Smart TV, une carte de crédit – est source de plusieurs sortes de sentiments pour eux. L’irritabilité d’abord, car on vient perturber leurs habitudes alors qu’ils n’ont rien demandé. L’incompréhension ensuite, une sorte de malaise face à ces objets qu’ils ne maîtrisent pas et dont ils n’ont pas pu éviter l’arrivée, et dont ils finissent, au final, par ne pas s’investir dans l’apprentissage de leur fonctionnement. Et enfin, un mélange de désarroi et d’imperméabilité, car la relation qu’ils entretiennent avec leurs fils s’empoisonne peu à peu et met à mal l’affection qu’ils sont censés se porter. Ils ressort de tout cela un sentiment d’efforts inutiles dans la marche vers la modernité, puisque rien n’empêche le cours de la vie de ces deux vieux paysans de se poursuivre au rythme auquel ils l’ont choisi, celui de la gestion d’un cheptel, celui de la santé de leurs corps. Les enfants du couple n’auront gagné que leur mépris, ou peut-être même, n’auront jamais gagné leur estime en tant qu’adultes. L’écoulement des séquences au gré des jours, indiqués par des cartons, énonce l’inéluctabilité et la régularité de ce choix de vie qui s’écoule.

Ce maniement ingénieux de la thématique de la confrontation entre l’ancien et le moderne, qui renouvelle réellement son approche, peut s’appuyer sur une mise en scène qualitative. Le film est dans l’ensemble taiseux et fait valoir ce qu’il veut dire par l’enchaînement des actions des personnages de manière claire. Si le décor peut être considéré comme purement fonctionnel – le film se déroule de manière quasi-permanente dans la cour sablonneuse de la maison du couple, sans emphase sur un quelconque élément original ou beau – l’étalonnage brun-gris est affirmé et porte une charge esthétique. Ce faisant, Shokir Kholikov continue son geste en exotisant le moins possible le cadre qu’il décrit sans renoncer aux principes du beau dans l’art, ici par les couleurs. Il demeure une sensation d’unité dans le film, jusque dans les choix liés à l’image.

En somme, bien au-delà de la citation de ces nombreux films qui portraiturent le décalage entre les générations, Dimanches est un film sur le choix de vie, un choix porté fermement par les personnages qui l’incarnent et que rien ne vient réellement entraver. Le cinéma s’essaie régulièrement à l’affrontement puis au compromis entre des groupes différents qui se rencontrent. Ce premier long-métrage de Kholikov nous fait faire un pas de côté et nous dit que nous pouvons aussi vivre la vie que nous voulons vivre, en dépit des injonctions qui pèsent sur elle, et y compris lorsque ces injonctions proviennent du cercle le plus proche.

Maxime Bauer.

Dimanches de Shokir Kholikov. Ouzbékistan. 2023. En salles le 16/04/2025