Pour cette 1ère édition du Festival du Film Taïwanais à Paris, les organisateurs ont invité Tom Lin Shu-yu, venu présenter deux films, son premier long métrage et son travail le plus récent, Yen and Ai-Lee, drame dans un somptueux noir et blanc, développé avec son épouse Kimi Hsia, qui en tient le rôle principal. Le film présente l’histoire compliquée d’une relation mère fille, avec le retour à Kaohsiung de Yen, qui revient chez sa mère après avoir purgé sa peine pour l’assassinat de son père violent.
Le film s’ouvre sur un extraordinaire plan séquence : par une nuit agitée la caméra fixe une rue en apparence vide quand au bout d’un long moment l’héroïne apparaît dans une image presque expressionniste, dans un prologue plus symbolique qu’informatif. D’emblée, une évidence se fait : l’esthétique du film n’est pas exactement réaliste, avec un noir et blanc savamment éclairé par le chef opérateur indien Kartik Vijay. Le réalisateur explique ce choix du noir et blanc très stylisé par un hommage à Belà Tarr, une volonté d’effacer la profusion de couleur de Taïwan pour se concentrer sur les personnages. Il en découle une sorte d’onirisme qui correspond bien à ce film, plein de doubles et et de miroirs.
En effet, si l’intrigue est en apparence simple et balisée, inspirée d’un fait divers, avec une fille, Yen, qui a paradoxalement tué son père par piété filiale, Ai-Lee, sa mère, de nouveau prisonnière d’une relation abusive, et Wei, le fils naturel du père assassiné, dont la mère semble déterminée à l’abandonner auprès de sa sœur parricide, le film choisit soudain d’introduire un nouveau personnage Allie, dont le nom se prononce comme celui d’Ai-Lee, jouée elle aussi par Kimi Hsia, dont la professeur d’art dramatique est une actrice chargée d’incarner la piété filiale pour des rites funéraires. Si le mystère n’est pas bien grand, et qu’il s’agit avant tout d’un jeu d’analepses et de prolepses, le film assume pleinement son jeu sur les effets de reprise et de variation et met en perspective le destin de ses personnages en reproduisant et variant leurs inquiétudes.
Développé pendant le COVID, le film est un projet vraiment personnel pour le réalisateur, avec un budget restreint, tourné dans sa ville d’origine, sur une idée développée en famille, à partir d’une envie personnelle. C’est aussi un film qui s’est offert le luxe d’accueillir les accidents de tournage. Le premier plan, qui est l’un des points les plus marquants du film, n’était par exemple pas prévu, mais est le fruit de la météo et de ce qui pouvait matériellement être tourné. De même, le jeu sur le trouble dans les identités ne faisait pas partie du projet de départ mais est advenu à l’écriture, en décidant de faire confiance aux spectateurs pour accepter les effets de décalage temporel. Paradoxalement, pour un film qui parle d’emprisonnement (littéralement et dans des schémas relationnels), il est d’une grande liberté.
Il s’agit à la fois d’enfin faire le deuil du père monstrueux, de pardonner à la mère ses faiblesses, et de s’accepter soi-même, comme personne et comme sœur et fille. Le film doit beaucoup à la performance de ses actrices principales Kimi Hsia en vedette et Yang Kuei-mei dans le rôle de sa mère. Il est ancré dans un univers à la fois naturaliste (le rapport à la réinsertion, les victimes de violences conjugales prisonnières d’un cycle, la question des langues à Taïwan avec la présence du Hakka, les pressions sociales sur la place de la femme…) et pleinement cinématographique, à la limite du réalisme poétique. Les personnages sont bien construits, avec une complexité qui se développe de plus en plus au fur et à mesure que la chronologie de l’histoire se dévoile.
C’est une histoire d’amour familial et de rancœur, le nom dupliqué Wu Ai-lee/Allie est à la fois un nom banal et ordinaire et la source d’une paronomase (wo ai ni, « je t’aime » mais aussi ai L(ove) wu/you). C’est un joli film sur l’itinéraire d’une femme qui doit apprendre à se pardonner et à s’aimer malgré sa part d’ombre pour pouvoir aimer ses proches. Le réalisateur affirme ne pas avoir un style défini, de vouloir adapter la forme de ses films à son projet du moment ; pour cette histoire particulière, il a choisi un style particulier, poétique. Pour ce premier projet commun avec son épouse, il lui a offert une démonstration de l’étendue de son jeu, dans laquelle il se permet aussi de jouer à travailler son art de la cinématographie.
C’est profondément un film de festival mais on peut espérer qu’il saura attirer l’attention d’un distributeur, grâce à ses qualités tant visuelles que narratives.
Florent Dichy
Yen and Ai-Lee de Tom Lin Shu-yu. Taïwan. 2024. Projeté au FFTP 2025