Après un passage par le grand écran avec le bouleversant L’Innocence, Kore-eda Hirokazu revient sur Netflix avec une nouvelle série, Asura, adaptation de la nouvelle éponyme Ashura no gotoku de Mukoda Kuniko. Si sa précédente œuvre télévisuelle, Makanai : dans la cuisine des maiko, avait fait l’effet d’un doux et apaisant repas entre amis, Asura ressemble beaucoup plus à un diner tendu qui vire au règlement de compte familial et générationnel.
Tokyo, en pleine ère Showa, et plus précisément en 1979. La famille Takezawa vit des jours (presque) heureux. Le patriarche Kotaro profite de sa retraite auprès de sa femme Keiko, pendant que leurs quatre filles mènent leur existence avec autant de joies que de peines. Tsunako, l’aînée et veuve, est professeure d’ikebana ; Makiko est femme au foyer ; Takiko, la plus réservée, est bibliothécaire et Sakiko est serveuse, vivotant auprès de son compagnon, boxeur amateur. Entre deux chamailleries et échanges virulents sur leurs situations respectives, Takiko décide un beau jour de les convoquer pour leur faire une révélation. Elle a engagé un détective privé qui leur annonce que leur père entretient une liaison avec une autre femme et aurait même eu un enfant avec elle. D’abord incrédules, les quatre sœurs vont rapidement découvrir la vérité, et cet évènement va mettre à jour tous les petits secrets des unes et des autres, entre hypocrisie et frustrations.
On l’aura rapidement compris à la lecture du résumé, avec Asura, Kore-eda, s’il revient bien évidemment à ce qu’il connaît le mieux, à savoir la famille, met provisoirement de côté toute la tendresse et la chaleur réconfortante que pouvaient offrir des œuvres comme Notre petite sœur ou bien les Makanai, pour explorer le terrain du drame et la comédie douce-amère. L’adultère rapidement confirmé du père est l’étincelle qui va faire faire exploser en morceaux le tableau presque parfait de la famille Takezawa, dont chaque membre semble avoir beaucoup à se reprocher. Kore-eda semble d’ailleurs n’avoir pas grand chose à faire de la tromperie du père. Ce qui l’intéresse ici, ce sont les conséquences que cette découverte va avoir sur les quatre sœurs.
Elles vont gérer à leur manière le choc de cette nouvelle et effectuer une remise en question de leurs situations respectives, et rapidement réaliser qu’avant de porter un jugement sur le comportement volage de leur père, il est essentiel de faire le point sur leur propre vie et choix d’existence. Le constat est d’ailleurs assez morose pour chacune d’entre elles. Tsunako entretient une liaison avec un homme marié, Makiko s’ennuie ferme dans son rôle de femme au foyer qui soupçonne son mari d’avoir une maîtresse, Sakiko tente tant bien que mal à supporter son compagnon boxeur qui prend plus de coups qu’il ne ramène de médailles, et Takiko, que ses sœurs moquent à longueur de journée pour sa froideur relationnelle, se découvre une attirance pour le détective qu’elle a engagé.
A travers ces quatre sœurs, Kore-eda dresse un portrait de la femme japonaise à l’époque de l’éclatement de la fameuse bulle spéculative, qui a vu la société japonaise se moderniser mais qui reste cependant les deux pieds coincés dans le passé, avec une vision de la femme et son statut social en total décalage avec son époque. Les femmes ont beau vouloir rêver à mieux, que ce soit sur le plan social, familial ou professionnel, les hommes auront toujours le dernier mot et la conviction d’être dans le vrai, quand bien même les faits les contredisent. Kore-eda n’est d’ailleurs pas tendre avec la gent masculine, puisqu’à l’exception de Katsumata, le détective dont s’éprend Takiko, tous les hommes sont montrés soit comme de beaux salauds (le père qui trompe sa femme mais qui vient lui témoigner son amour après un drame), des perdants (le compagnon boxeur ingrat) ou des beaux parleurs au raisonnement aussi rétrograde que sexiste (le mari de Makiko qui prend systématiquement le parti des hommes en cas de conflit). Mais tout aussi fiers et imbus d’eux-mêmes qu’ils soient, il n’en sont pas moins inquiets et déstabilisés face à la prise de conscience des femmes et leur volonté de leur tenir tête, au point de les comparer à des Asura, justement, démons de la culture hindoue venus tourmenter les hommes.
Face au bloc patriarcal à l’idéologie poussiéreuse et sexiste, Kore-eda dépeint ces quatre sœurs comme des femmes fortes et obstinées, bien décidées à ne plus se laisser manipuler et qui vont trouver, en se soutenant mutuellement, le courage d’avancer et se faire respecter. Lorsque tout s’écroule, les tensions et les différends laissent place à l’amour entre sœurs, comme avec Takiko et Sakiko, aux attitudes et styles de vie diamétralement opposés. Lorsque le drame frappera Sakiko, la première personne à intervenir sera sa cadette qui mettra sa mauvaise humeur et sa force de persuasion à son service.
C’est dans ce genre de situations que l’on retrouve le ton doux-amer teinté de comédie tendre et touchante du réalisateur. Si la série se montre parfois déprimante en montrant des individus désespérants dans leur façon de voir le monde sans demander leur avis aux femmes, elle sait aussi offrir de vrais moments de tendresse et de bonne humeur. Comme dans tout film de Kore-eda, les diners sont toujours des instants chaleureux de partage et d’apaisement, et le réalisateur filme avec toujours autant de douceur les petits instants volés de la vie de ces sœurs, moments suspendus durant lesquels les conflits sont mis en retrait. Le metteur en scène ose même parfois de vrais instants de comédie pure au tempo comique parfait. On pensera à une scène de diner ou deux protagonistes parlent sans ménagements d’une affaire de tromperie impliquant la troisième personne autour de la table sans jamais s’en rendre compte. Les rires et la comédie n’empêchent cependant pas l’émotion de prendre parfois le devant, et les amateurs de Kore-eda savent qu’il est capable de faire surgir les larmes et les émotions les plus complexes en les filmant avec juste ce qu’il faut de pudeur et de retenue, en l’occurrence ici avec Sakiko et son prétendant, tous deux aussi sincères que maladroits dans leurs sentiments et la façon de les exprimer.
Ce mélange de comédie et de drame ne manque d’ailleurs pas de faire penser à un autre metteur en scène qui, tout au long de sa filmographie, n’a eu de cesse de parler de la famille japonaise et ses dysfonctionnements, à savoir Ozu Yasujiro. Dans son choix de personnages et de situations, Asura se rapproche beaucoup des derniers films d’Ozu, en particulier Dernier caprice, dont le schéma familial ressemble étrangement à celui présenté dans le roman Asura, et donc par extension dans la série de Kore-eda. Dans le film d’Ozu, il est déjà question d’une sororité composée de trois sœurs aux choix de vie bien différents, face à un père volage et mentant à sa famille pour aller retrouver sa maîtresse. Les époques changent mais les problèmes restent décidément les mêmes. Si rien n’est malheureusement prêt de changer, la petite flamme de rébellion et de prise de conscience ne va pas s’éteindre ni perdre en force, à en juger par l’ultime réplique de Makiko à son mari, lourde de sens.
Pour son retour sur le petit écran, Kore-eda signe donc une œuvre aussi douce qu’amère, entre comédie et drame social, où la force du féminisme vient se heurter au patriarcat et au sexisme larvé de la société japonaise. Il en résulte un brillant portrait de femmes doublé d’un très touchant et humain tableau de famille.
Romain Leclercq.
Asura de Kore-eda Hirokazu. Japon. 2025. Disponible sur Netflix