MUBI – Charulata de Satyajit Ray : drame de la femme esseulée

Posté le 30 septembre 2021 par

Satyajit Ray est certainement le plus connu des réalisateurs indiens en Europe. Avec Charulata, en 1964, il signe ce qu’il considère lui-même comme le film parfait. Un chef-d’œuvre à (re)découvrir en version restaurée sur Mubi.

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XIXe siècle. Charulata (Madhabi Mukherjee) est une jeune mariée de la bourgeoisie bengali. L’Inde est encore sous domination britannique, mais cela n’empêche pas son mari Bhupati (Sailen Mukherjee) de diriger un journal critique envers l’Empire colonial. Mais de la politique, « Charu » n’en a que faire. Seule toute la journée dans une immense demeure richement décorée à l’occidentale, elle s’ennuie. Son mari, fou amoureux mais plus âgé, est obnubilé par les grands théoriciens européens du libéralisme et ne s’occupe pas d’elle.

Pour passer le temps, Charu lit, brode et épie les passants avec de petites jumelles à travers ses persiennes. Conscient de l’appétence artistique de sa femme, Bhupati demande à son jeune cousin Amal (Soumitra Chatterjee), un artiste fantasque et rêveur, de l’encourager à écrire. Malgré elle, Charu tombe peu à peu sous le charme de ce garçon désarçonnant. 

Charulata est en fait l’adaptation d’une nouvelle de Rabindranath Tagore, un des auteurs les plus reconnus du monde littéraire indien et grande source d’inspiration de Satyajit Ray, qui lui dédiait déjà un film documentaire en 1961. Publié en 1901, Nastanirh signifie littéralement « le nid brisé ». Mais si Charulata met en scène un couple qui, malgré son amour, ne se comprend plus, c’est surtout l’histoire d’une femme indienne de la fin du XIXe siècle, confrontée à ses désirs, sa position et sa solitude.

Le réalisateur la filme en prenant son temps, avec peu de dialogue et de musique, mais la contemplation est souvent cassée par des plans audacieux et des jeux expérimentaux de caméras. Celles-ci adoptent d’ailleurs à plusieurs reprises le point de vue de la jeune épouse, notamment quand elle se laisser aller sur une balançoire en chantant pour celui qu’elle aime, ou quand elle pointe ses petites jumelles tantôt sur les passants tantôt sur ses proches, comme pour souligner la solitude et le sentiment d’enfermement auxquels elle semble condamnée. Quand il ne nous offre pas le monde à voir à travers les yeux de Charu, Satyajit Ray, avec une certaine tendresse, se concentre sur son visage et ses mouvements. Il effectue alors de longs plans sur ses mains qui brodent délicatement et qui feuillettent de beaux livres pour passer le temps, ou sur son regard, dont il fait le véritable miroir de l’âme de la femme esseulée.

Ce n’est pas la première fois que Satyajit Ray met une femme au premier plan de son œuvre. Tout comme ses contemporains bengalis Ritwik Ghatak et Mrinal Sen, il se positionne à contre-courant des industries populaires du cinéma en Inde et filme des personnages féminins nuancés avec justesse et délicatesse. C’est ici la jeune actrice Madhabi Mukherjee qui interprète avec talent l’impétueuse Charulata pour le 12e film du réalisateur. Face à elle, on retrouve un des acteurs fétiches de Satyajit Ray, Soumitra Chatterjee, pour incarner l’insouciant Amal. Présent dès les débuts du réalisateur bengali dans Le Monde d’Apu (1959), il joue pour la première fois aux côtés de Madhabi Mukherjee, qu’il retrouvera un an plus tard dans Le Lâche (1965), autre drame conjugal dirigé par Ray.

Pour compléter cette distribution, on retrouve enfin un autre grand acteur du cinéma bengali, Sailen Mukherjee, dans le rôle de Bhupati. Avec ses pantalons en lin à bretelles, ses chemises blanches repassées, ses costumes anglais, ses grandes lunettes et sa pipe à la main, son personnage contraste avec les deux autres, vêtus d’habits bengalis raffinés, mais traditionnels. Cette attention méticuleuse du réalisateur aux détails, porteurs de forts symbolismes, va d’ailleurs jusqu’aux décors, presque entièrement construits pour le film afin de recréer l’ambiance authentique d’une maison bourgeoise du Bengale de l’époque.

Dirigés d’une main de maître, les trois acteurs ne tombent jamais dans une interprétation clichée et insufflent une grande humanité à leurs personnages. Leurs performances sensibles, retenues mais déchirantes, capturent admirablement la complexité émotionnelle du drame familial se jouant à huis-clos.

Pour ce subtil équilibre entre une approche plutôt occidentale du cinéma, qui n’est pas sans rappeler les films de Fellini et de Bergman, et une vision du monde plus indienne, attachée à la grande littérature bengali, Charulata reçut l’Ours d’Argent à Berlin en 1965, après avoir été injustement snobé par le Festival de Cannes. Dans une interview publiée en 1968 par le magazine américain Film Comment, Satyajit Ray déclarait d’ailleurs à propos de son œuvre :  « il y a de nombreuses imperfections dans mes films, sauf dans Charulata, qui est, je pense, le film le plus parfait que j’ai pu faire ».

Un classique fascinant à voir et à revoir.

Audrey Dugast

Charulata de Satyajit Ray. Inde. 1964. Disponible sur Mubi.

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