Dernière adaptation d’un roman de Rabindranath Tagore par Satyajit Ray en 1984, La Maison et le monde est aussi une des dernières grandes œuvres du cinéaste indien, qui meurt quelques années plus tard de complications cardiaques. Aboutissement majestueux et complexe de près de trente ans de carrière, Ghare Baire, de son titre bengali, bénéficie d’une ressortie en salles en version restaurée à partir du 29 janvier avec Les Acacias.
La Maison et le monde, c’est d’abord un contexte historique difficilement saisissable pour les non-connaisseurs de l’Inde, et notamment du Bengale. Nous sommes en 1907, deux ans après la partition arbitraire de cet État du nord-est du pays par les Britanniques. Face à la montée des mouvements indépendantistes, les colons ont décidé de diviser pour mieux régner : un Bengale pour les hindous, un Bengale pour les musulmans. Pour cette région aux traditions plutôt séculaires, c’est un traumatisme. Même si l’État est finalement réunifié en 1911, la graine de la discorde sociale et religieuse a été semée. Suivant ces événements, dont il est un des plus grands contemporains, le poète et écrivain bengali Rabindranath Tagore publie ainsi La Maison et le monde en 1916.
Il met face à face deux conceptions du combat indépendantiste à travers deux amis, Sandip et Nikhil. Le premier est un intellectuel tribun, rassembleur, radical ; le second est un propriétaire terrien éduqué, empathique et modéré. Quand Nikhil (Victor Banerjee) incite son épouse Bimala (Swatilekha Chatterjee), adepte de mode victorienne et de produits britanniques, à s’émanciper et à s’intéresser à la politique aux côtés de Sandip, un étrange triangle amoureux se forme et met en tension l’équilibre de leur monde intérieur comme extérieur.
Maître spirituel de Satyajit Ray, qui a d’ailleurs étudié au sein de l’université qu’il avait fondée, Rabindranath Tagore adhérait à des principes de modernité, de progressisme social et d’émancipation des femmes. Comme dans les œuvres de Ray, nombre de ses protagonistes sont féminins et sont confrontés à des désirs contrariés par un monde d’hommes (Chokher Bali, 1902 ; Yogayog, 1929, …). Il est donc peu surprenant que Satyajit Ray ait pris le même chemin : si sa plus célèbre adaptation de Tagore est sans aucun doute le très beau Charulata (1964), La Maison et Le monde était la première histoire de l’auteur qu’il souhaitait porter sur le grand écran. Le récit marque en fin de compte le chant du cygne du réalisateur et la concrétisation narrative et philosophique de trente ans de carrière. Cinéaste absolu, il assume de bout en bout, comme d’ordinaire, la chaîne de fabrication de son film, du storyboard aux décors, en passant par la musique.
C’est de nouveau son acteur fétiche qui tient un des premiers rôles : Soumitra Chatterjee, présent dans le cinéma de Ray dès la Trilogie d’Apu, est un peu ce qu’un Jean-Pierre Léaud était à un François Truffaut, à la différence que Ray n’en faisait pas tout à fait un alter ego, mais plutôt une toile blanche sur laquelle il pouvait projeter n’importe quel personnage. Il excelle ici dans le rôle de l’ambigu indépendantiste Sandip, sorte de jumeau maléfique de son rôle du jeune Amal dans Charulata. Dans le ménage à trois qu’il forme aux côtés du couple formé par Nikhil et Bimala, le positionnement de Satyajit Ray sur les mouvements indépendantistes se dévoile en effet petit à petit à nous. Le réalisateur ne prend pas dans un premier temps partie et l’on se laisse séduire, comme Bimala, par les discours enflammés de Sandip. Lorsque la véritable nature du leader se révèle, la posture de Ray, dans la lignée de celle de Tagore, est toutefois claire : la fin ne justifie pas les moyens. Sans jamais faire le moindre raccourci, La Maison et le monde prend alors un tournant plus philosophique et interroge nos représentations des révolutions, bien souvent empreintes de manichéisme. Si l’Histoire retient surtout les leaders et les slogans, elle tend à moins se souvenir des figures de l’ombre, plus mesurées et discrètes.
En termes narratifs, leur opposition est marquée par le positionnement des deux hommes sur le mouvement swadeshi, qui encourage les Indiens à ne plus acheter de produits importés par les Britanniques. Cette dichotomie s’exprime visuellement dans la représentation de deux mondes distincts, l’extérieur et l’intérieur. Tandis que Sandip arpente le Bengale pour convaincre ses pairs du boycott absolu, Nikhil reste au sein de son foyer avec son épouse, et soutient les commerçants locaux qui n’ont pas les moyens d’acheter uniquement indien. L’introduction de Bimala à l’extérieur, d’abord par une observation dissimulée, puis par la sortie inédite de ses appartements, fait imploser cette séparation. Chaque plan est absolument brillant. De la lumière feutrée du foyer, on passe à la clarté des grandes pièces, voire dans quelques scènes à la lumière naturelle du jour. Vers la fin du récit, c’est de nouveau l’obscurité qui domine toutefois et qui renvoie une dernière fois au sanctuaire de l’intime, avant un ultime plan dramatique sur le dehors. Désabusée et impuissante, Bimala ne peut que contempler la fin de sa maison, et de son monde.
Pour souligner ce débordement inéluctable des passions, Satyajit Ray fait le choix d’un nuancier écarlate dès la première scène. Un brasier, annonciateur de destruction et d’exaltation, sert d’arrière-plan au générique du long-métrage, accompagné d’une musique inquiétante. On retrouve cette palette tout au long de La Maison et le monde : dans les vêtements portés par Bimala, fantasmée en Mère Patrie, dans le drapeau que se sont choisis les révolutionnaires, sur le bout de la cigarette anglaise fumée hypocritement par Sandip, et dans le feu mortifère allumé par l’extrémisme politique et religieux. Au rythme des “Vande Mataram” (“Vive la Mère Patrie”) progressivement plus autoritaires qu’émancipateurs, se consume ainsi les espoirs du vivre-ensemble. C’est sûrement dans ce constat que Ray nous livre une de ses œuvres les plus contemporaines : à l’heure où les nationalistes hindous imposent toujours plus leur inquiétant autoritarisme au pays, il n’est jamais inutile de rappeler les racines, les mécanismes et les conséquences de la division communautaire.
Film fataliste sur le destin des cœurs honnêtes qui se retrouvent piégés dans les filets de l’Histoire, La Maison et le monde est un chef-d’œuvre doux-amer. Au-delà de sa démonstration remarquable de la réalité occultée des révoltes et des victoires, Satyajit Ray filme avec une tragique douceur les liens qui unissent les êtres et porte un regard déchirant sur le sacrifice et l’amour.
Audrey Dugast.
La Maison et le monde de Satyajit Ray. Inde. 1984. En salles le 29/01/2025