Le festival Black Movie propose cette année de redécouvrir Bright Future (ou Jellyfish) de Kurosawa Kiyoshi, portrait d’une jeunesse désemparée qui, s’il semble s’éloigner des thématiques habituelles du réalisateur, n’en est pas moins imprégné de sa patte troublante.
À 24 ans, Yuji mène un quotidien quelque peu désœuvré entre son travail de manutentionnaire et le temps passé à traîner avec son collège Mamoru. Sans réelle passion ni projet, c’est avant tout dans son sommeil qu’il voit briller l’avenir. Cependant, lorsque Mamoru se retrouve emprisonné pour un crime brutal, Yuji va tout à la fois hériter d’une méduse mortelle que son ami élevait et faire la rencontre du père de celui-ci, depuis longtemps absent.
Bright Future est sans doute l’une des œuvres les plus à part de la carrière de Kurosawa Kiyoshi. Non qu’elle soit l’une des plus extrêmes ou des plus étranges, bien au contraire : c’est sans doute l’une de celles dans lesquelles la notion de « cinéma de genre » est la moins saillante et qui, malgré quelques touches de réalisme magique, pourrait presque paraître vraisemblable. Surtout, c’est par son ton qu’elle se démarque, car en dépit de son caractère ambivalent à bien des égards, elle reste teintée d’un sentiment d’optimisme qui n’est pas franchement récurrent dans le travail du cinéaste. Néanmoins, les nombreuses facettes du film suggèrent que ce pas de côté n’est pas si grand qu’on pourrait le croire au premier abord…
En effet, d’une certaine manière, Bright Future semble être tout à la fois un prolongement et un contrepoint du précédent film de Kurosawa Kiyoshi, Kaïro. Réalisé au tournant du millénaire, ce long-métrage, loin d’exprimer un espoir pour l’avenir, met au contraire en scène une apocalypse où le monde des morts – et donc du passé – déborde dans celui des vivants, le rongeant et le vidant peu à peu. Quelque chose de cette anxiété semble justement s’infiltrer dans Bright Future, dans une image parfois volontairement terne et granuleuse et des plans de rues désertes, qui contrastent avec d’autres passages plus colorés et vivants, comme si l’œuvre était prise dans un entre-deux, tachant de s’extirper du sentiment de solitude qui voudrait l’engloutir.
Il y a également un lien manifeste à faire avec Charisma, sorti quelques années plus tôt, qui de la même manière gravite autour d’un être aussi intriguant que dangereux : en lieu de méduse mortelle, c’est ainsi un arbre qui semble empoisonner la forêt autour de lui. Cependant, là où Charisma se déroule dans une atmosphère sombre et soulève des questionnements philosophiques, Bright Future semble s’offrir le privilège d’une certaine insouciance dans le traitement de cette menace. Il faut dire que, plutôt que d’être enracinée dans une clairière, la méduse, plus tard libérée de son aquarium et démultipliée, n’est que de passage dans les cours d’eau qui finiront par la ramener vers le large auquel elle appartient.
Cet état migratoire, transitoire, n’est pas anodin si l’on considère qu’avant tout, Bright Future parle de la jeunesse. Se confrontent ainsi à Fuji Tatsuya et Sasano Takashi, tous deux dans des rôles de figures patriarcales déconnectées, un Odagiri Joe et un Asano Tadanobu qui n’ont pas encore atteint le summum de leur carrière mais n’y tarderont plus. Pareillement à la méduse que les expériences de Mamoru accommodent progressivement à l’eau douce, les deux jeunes hommes sont à un tournant de leur vie où ils doivent eux aussi s’adapter aux responsabilités d’une vie adulte vers laquelle, jusqu’alors, ils semblaient avant tout se laisser flotter. Là où Mamoru pique mortellement, Yuji, lui, sera porté par le courant vers sa place dans le monde.
C’est cependant avec un groupe de jeunes anonymes qu’est fait le parallèle le plus explicite avec le banc de méduses. Tous habillés à l’identique, apparaissant pour la première fois avec des casques lumineux qui évoquent la bioluminescence des animaux marins, ils sèment autour d’eux un chaos insolent mais sans grave incidence. Cette perturbation grégaire, encore adolescente, rend ces personnages agaçants mais pas entièrement antipathiques. Le plan final qui les voit marcher en meute le long d’une rue, comme les méduses ont, plus tôt, descendu le fleuve Sumida vers la mer, ne manque pas de nous rappeler que, de la même manière, leur exaltation et le tumulte qu’ils causent seront vite oubliés dans le cours de la vie.
Entre-temps, donc, reste cet espace de mutation et d’incompréhension entre les générations, les jeunes demeurant largement insaisissables aux yeux de leurs aînés. Le père de Mamoru, visiblement dépassé et démissionnaire avec ses enfants, tentera de se racheter en prenant Yuji comme fils de substitution ; en revanche, c’est bien le paternalisme déplacé du patron, prétendant connaître la jeunesse par regret de la sienne, qui suscitera la colère épidermique de ses employés. « Il faut bien que jeunesse se fasse » semble être le sous-texte qui se joue ainsi, cette jeunesse qui apparaît d’une certaine manière comme un monstre qu’il s’agit pourtant seulement d’apprivoiser sans chercher à la mettre en cage.
De par son inaptitude à lutter contre le courant, la méduse est assimilée au plancton ; « plancton » qui lui-même vient du grec ancien « plagktos » signifiant « errant, divaguant ». Ces adjectifs, s’ils sont ainsi à l’image des personnages, le sont aussi plus globalement à l’égard du film, qui cherche sa forme à travers des expérimentations sur l’image, mais peut-être parfois aussi son rythme. Il est à noter qu’il existe deux versions du long-métrage et que Kurosawa Kiyoshi lui-même a mentionné que la version courte (ici diffusée dans le cadre du festival); malgré (et sans doute grâce à) ses ellipses, était sans doute celle qui traduisait le mieux l’ambiance, brute et parfois déboussolante, qu’il a voulu insuffler à son œuvre.
ll est à noter que si le cinéaste ne s’est depuis pas ré-emparé du sujet de la jeunesse en tant que tel, on retrouvera néanmoins les échos de Yuji et Mamoru à travers les deux fils de la famille mise en scène dans Tokyo Sonata : l’aîné, enflammé, décidant de tout abandonner pour rejoindre les forces armées américaines, le plus jeune, plus discret, semblant un temps ballotté par les événements avant de trouver sa voie. Si le réalisateur est surtout connu pour ses films fantastiques ou ses thrillers au climat inquiétant, Bright Future comme Tokyo Sonata prouvent qu’il brille pourtant tout autant lorsqu’il sort de sa zone de confort et sait s’emparer de tout sujet avec originalité et subtilité.
Lila Gleizes.
Bright Future (Jellyfish) de Kurosawa Kiyoshi. Japon. 2003. Projeté au Festival Black Movie 2025.