Cinq ans après le remarqué Un Printemps à Hong Kong, Ray Yeung revient sur nos écrans grâce à Nour Films, pour parler de la société hongkongaise, et en particulier du regard porté sur les couples de même sexe avec Tout ira bien. Dans sa nouvelle variation, après le couple d’hommes vieillissants, il s’intéresse à l’histoire d’un couple de femmes d’âge mûr, Angie et Pat, et aux conséquences que peut avoir le fait de nommer ou de ne pas nommer une relation.
Quand le film commence, on rencontre à la fois un couple et un lieu, deux femmes âgées s’apprêtent à recevoir chez elles leur famille pour des fêtes. Quand on rencontre la famille, on la rencontre d’un bloc, sans qu’il soit clairement explicité comment s’organisent les liens du sang ; les enfants semblent considérer les deux femmes avec la même tendresse, les confidences montrent que personne n’est considéré comme intrus dans cette unité familiale. Pourtant, on constate déjà des jeux de caméras jouant à faire et à défaire l’unité du couple. Et puis, très vite, le film bascule. La fête finie, le cadre marque une division nette et Angie se retrouve seule dans le cadre, métonymie du drame.
Ensuite, le film change de point de focalisation, la précision des liens qui semblait n’être pas si importante redevient centrale et le film révèle son vrai sujet : comment les liens familiaux peuvent-ils perdurer quand on n’a jamais même osé mettre de mots sur une relation ? Après le décès de Pat, imprévu, alors qu’elle continuait à se projeter dans leur avenir à deux, ce sont les impensés qui prennent le dessus : puisque Honk Kong ne reconnaît pas les couples de même sexe, Angie n’est aux yeux du monde que ‘ »amie » de la défunte, et l’appartement qu’elles décoraient au début, heureuses d’accueillir leur famille dans leur nid, ne lui revient pas de droit. Angie se retrouve alors face à trois ennemis : le poids des traditions, l’injustice de la loi qui efface ce qu’elle refuse de nommer, et, pire encore cette famille qui était pourtant aussi la sienne depuis des années. Tout le monde connaît l’existence du couple, mais personne ne l’ayant jamais nommé, c’est comme s’il n’existait pas. Le regard du monde n’est même pas directement homophobe, il rejette juste l’évidence de la relation, comme si la question ne se posait même pas.
Le réalisateur embrasse pleinement le cauchemar : non seulement l’appartement que les deux femmes ont acheté ensemble n’est légalement la propriété que de Pat, mais Angie se retrouve effacée des décisions concernant les cérémonies funéraires de sa compagne. Dans des des scènes d’une grande cruauté, on voit la famille préférer la parole d’un chaman soit disant expert à celle de l’héroïne, tous les choix d’une vie semblant niés avec la voix perdue en mourant. Du peu que l’on sait de Pat, c’était une femme d’action, une ouvrière qui avait pris son destin en charge et soudain, elle n’est plus qu’une sorte de porte bonheur dont les ultimes souhaits peuvent être effacés pour « le bien de la famille ». Et Angie, soudain reléguée au rang d' »étrangère » par des gens qui n’ont jamais rencontré la morte se retrouve alors à tomber de Charybde en Scylla, d’humiliation en déception. Pour accentuer ce sentiment d’oppression, on constate que le cadrage intercale souvent des grilles entre sa silhouette et le public, comme dans la photo qui ouvre l’article.
La grande qualité du film est la justesse avec laquelle les personnages sont écrits, avec réalisme et subtilité. Il ne s’agit ni d’anges ni de démons, mais de personnes rongées par leurs propres frustrations. D’une certaine façon, il s’agit pour la famille autant de régler ses comptes avec la morte qu’avec la vivante, de régler les problèmes de jalousies jamais véritablement résolus. De tous les couples présents dans cette famille, celui d’Angie et Pat semblait finalement le plus équilibré, le plus stable et aimant alors qu’il est le seul que la société ne reconnaît pas. Tous les autres, à un moment ou à un autre, révèlent leur côté tristement dysfonctionnel. Laisser ce bonheur impuni serait aussi une façon d’accepter que les deux femmes représentent la seule réussite, dans cette famille de « ratés », en effacer les traces permet de se venger symboliquement.
Dans de belles scènes, on voit la bonté d’Angie, notamment par rapport aux enfants de la famille, se retourner contre elle. Plus elle est attentive, plus elle cherche à agir au mieux, en respectant les volontés de Pat, plus elle est confrontée à la brutalité de l’indifférence trop humaine de ceux qu’elle voit sincèrement comme sa famille. Dans une scène avec sa belle-sœur, qui était autrefois son amie, les jeux de montage rendent impossible toute vision commune, la question de l’héritage ayant fini de faire remonter au jour toute la mesquinerie de chacun, pour laquelle importe parfois plus d’empêcher l’autre de recevoir davantage que de se demander si on fait du mal à ceux que l’on aime. Entre le déni de ses propres parents et le choix de son beau-frère, dont elle était pourtant protectrice, d’accepter de symboliquement effacer son histoire, on voit Angie se débattre pour réclamer son droit à l’existence. Le film doit beaucoup à la performance de Patra Au, l’interprète d’Angie, découverte par Ray Yeung pour Un Printemps à Hong Kong, et depuis aperçue dans The Sparring Partner ou The Narrow Road qui sait faire ressentir toutes les émotions compliquées par lesquelles passe cette femme dont le travail du deuil est sapé par la violence de l’indifférence humaine.
Tout ira bien est un film délicat, qui rappelle l’importance de nommer les relations quand les sentiments ne suffisent plus à définir ce qu’est une famille. Profondément humain, le réalisateur refuse la mortification, proposant une conclusion aussi honnêtement émouvante que presque optimiste, dans une revanche de la possibilité d’une solidarité sur le cynisme (le titre français et international est à ce titre plus volontariste que le titre cantonnais). Ce n’est sans doute pas un hasard si dans la liste des cinéastes présentés comme inspiration dans le générique, on trouve Ann Hui. Toujours militant, Ray Yeung est aussi étrangement terriblement dans l’air du temps avec son double sujet de la perception des couples lesbiens et du rapport à la propriété, puisque cette année ces sujets ont aussi trouvé des échos en Corée avec Concerning My Daughter, mais plus encore avec Lucky, Apartment qui pourrait être pris comme un film cousin de celui-ci. Au-delà de la beauté du film, c’est aussi un film important en ce qu’il essaye d’obliger à voir ce que la société nie d’un air distrait, de la contraindre à nommer comme il se doit une relation qui, de facto, existe.
Florent Dichy
Tout ira bien de Ray Yeung. Hong Kong. En salles le 01/01/2025