Après une belle rétrospective salle en début d’année, Carlotta Films nous fait replonger dans l’âge d’or du cinéma hongkongais avec la sortie d’un coffret consacré à Stanley Kwan, agrémenté de quatre films restaurés et de nombreux bonus. On revient sur Lan Yu, poignante romance gay et une des œuvres les plus personnelles du réalisateur.
En 1988, à Pékin, Chen Handong, un homme d’affaires, n’a connu que des succès. Fils aîné d’un haut fonctionnaire, il dirige une société de courtage en pleine expansion. Son associé Liu Zheng fait partie des rares personnes qui sont au courant de son penchant pour les jeunes hommes. Au même moment, Lan Yu, un étudiant en architecture fraîchement débarqué dans la capitale chinoise, est prêt à tout pour gagner de l’argent. Il fait la connaissance de Liu Zheng qui lui propose de vendre son corps une nuit dans un club gay. Handong est présent ce soir-là et refuse cette idée. Il emmène Lan Yu chez lui et en fait son amant.
Chez Stanley Kwan, le romanesque s’exprime toujours dans une dichotomie entre une réalité résignée et sinistre s’opposant à une flamboyance rattachée à une esthétique plus fantasmée. Pour le premier point, cela passe par le contexte contemporain et grisâtre de Love into Waste (1986), tandis que Rouge (1987) ou Center Stage (1990) navigue entre les strates temporelles et fictionnelles pour exprimer une veine plus vibrante. Cette dualité était une manière d’illuminer d’une aura incandescente une émotion impossible à assouvir. Stanley Kwan poursuit cette approche dans le documentaire Yang ± Yin: Gender in Chinese Cinema (1996) où il observait la représentation LGBT dans le cinéma chinois. Ce voyage dans l’histoire et la fiction devait ainsi servir son propre coming-out face caméra au sein du documentaire, cette construction de son cinéma étant cette fois destinée à un aveu plus intime.
Il est donc assez logique qu’avec Lan Yu le réalisateur aborde désormais sans fard une romance gay. Le fait de situer le récit dans un passé proche ne sert désormais plus de vecteur à l’intensité romanesque, mais au contraire à en renforcer l’arrière-plan mortifère (la fin des années 80 en Chine et les massacres de Tian’anmen en toile de fond). La force émotionnelle tient essentiellement à la passion amoureuse du couple Chen Handong (Jun Hu)/ Lan Yu (Ye Liu). Le premier est un homme d’affaires prospère qui semble ignorer tout au long du récit l’amour que ses actes trahissent constamment. Il repère ainsi dans la scène d’ouverture un Lan Yu promis à un autre riche bienfaiteur et l’emmène chez lui pour une première étreinte. Inconscient ou fuyant ses sentiments, Chen Handong fait passer son ambition professionnelle, ses plaisirs et des codes de vie tout tracés (son mariage avec une femme source d’une première séparation) avant qu’il fasse souffrir Lan Yu tout en lui réservant une place privilégiée dans son existence – mais viciée par le gain matériel.
L’interprétation subtile de Jun Hu, entre superficialité et abandon fugace, fait formidablement passer toute ces nuances. A l’inverse, Ye Liu dans le rôle-titre est dans une mise à nu totale et poignante. Là où son amant a masqué ses sentiments dans le paraître des codes citadins, Lan Yu le jeune étudiant provincial ne sait pas jouer, ne peut jamais feindre. Les déconvenues offrent donc leurs lots de séquences bouleversantes, notamment celle de la première séparation où le détachement de Chen Handong s’oppose à l’affaissement moral et physique de Lan Yu que Stanley Kwan fait passer par la force de ses cadrages et compositions de plans.
Si le Happy Together de Wong Kar-wai (1997) aura autorisé une fiction explicitement gay dans le cinéma de hongkongais grand public (mais présent dans des productions plus underground), l’approche de Stanley Kwan est bien différente dans Lan Yu. A la stylisation et dépaysement de Wong Kar-wai qui faisait passer tous les soubresauts douloureux de la romance, Stanley Kwan fuit le maniérisme (et sa dualité avec le réel) de ses films précédents pour nous plonger dans une Chine réaliste, cotonneuse et désolée, un pays en gestation de son faste économique à venir. La photo de Yang Tao façonne une imagerie blafarde où la sensualité, le romanesque, ne fonctionnent plus comme auparavant par la construction d’un monde (surnaturel et fantomatique dans Rouge, jouant sur les degrés de réalité dans Center Stage) mais dans une capture feutrée et sensorielle des émotions. C’est le cas dans toutes les scènes de sexe, mais surtout dans les scènes d’attente, d’entre-deux avant que l’un ou l’autre ne se livre. La dernière partie où les rôles s’inversent (Lan Yu méfiant et dans la retenue, Chen Handong en demande) exprime formidablement cet aspect pour ramener à l’équilibre la place de chacun dans le couple. Seul le destin cruel rattrapera les protagonistes pour briser cette harmonie enfin trouvée. Une nouvelle grande réussite et vraie réinvention pour Stanley Kwan.
BONUS
Un entretien (35 min) avec Stanley Kwan mené par Yves Montmayeur évoquant la notion du genre dans le cinéma hongkongais. Il évoque Lan Yu et de sa volonté de dépeindre avant tout une histoire d’amour, malgré l’arrière-plan de Tian’anmen. Le fait de traiter d’une relation gay est un acte politique en soit selon lui. Il explique la frontalité des scènes intimes par le fait que le film soit une production hongkongaise, sans capitaux chinois, même si tourné de manière clandestine en Chine, comme un film underground. Il atténue cependant sur le côté explicite du film, ayant voulu traduire cette intimité par un langage plus cru, dans les mots et la proximité des corps. Il aborde une certaine symbolique des portes exprimant l’hésitation des personnages dans cette relation, et qu’il a accentué au montage. Kwan parle aussi de la rupture stylistique que marque Lan Yu, délesté du romantisme rétro de Rouge ou Center Stage, cette nouvelle approche plus dépouillée traduisant différemment la souffrance que peut être une histoire d’amour. Yves Montmayeur fait remarquer à Kwan que tout comme Happy Together de Wong Kar-wai, Lan Yu est un film gay hongkongais tourné à l’étranger. Stanley Kwan voit une nostalgie et un désenchantement lié à la rétrocession imminente chez Wong Kar-wai, quand lui a voulu exprimer la manière dont le monde intérieur de ses personnages serait perturbé par les bouleversements extérieurs. Il aborde en conclusion la matière à fantasme que purent constituer les récits martiaux viril set homoérotiques de Chang Cheh, et son héritage chez un John Woo. En conclusion, il considère les physiques androgynes de certains acteurs comme Tony Leung ou Leslie Cheung comme une forme d’héritage de l’influence de l’opéra chinois qui favorisait le travestissement et la confusion des genres.
Le making-of (37 min) de Lan Yu qui, bien que non restauré, constitue un document précieux. C’est l’occasion de voir Stanley Kwan au travail, sa direction d’acteur, la préparation de certaines scènes intimes, les conditions de ce tournage « clandestin ».
Justin Kwedi
Lan Yu de Stanley Kwan. Hong Kong. 2001. Disponible en coffret Blu-Ray le 01/10/2024 chez Carlotta Films.