Kim Damin, la réalisatrice du très rafraichissant FAQ, également scénariste de la série Netflix A Killer Paradox, et autrice de nouvelles de science fiction était l’objet de la journée Portrait du 19e Festival du Film Coréen à Paris (FFCP). Dans ce cadre étaient présentés ses deux courts métrages professionnels, deux courts métrages dont elle a participé à l’écriture et son long métrage suivi d’une discussion avec la réalisatrice dans le cadre de ce que le festival nomme Meet the Director. L’occasion de découvrir une artiste atypique aux facettes multiples mais toujours étonnantes.
Le premier film présenté était le court métrage Surface (le titre coréen, différent du titre anglais, signifie Sommeil), une expérimentation étudiante de 2013 à la forme quasi expérimentale : une jeune fille revient là où les cendres de sa mère ont été dispersées dans les eaux, mais les plans d’urbanisme ont fait pousser une ville là où se trouvait la mer. Stylistiquement, le film est assez différent du reste de l’œuvre actuelle de Kim Damin, avec un étalonnage chaud plutôt que des couleurs éclatantes, et un style qui joue avec les codes auteuristes. On suit l’héroïne déambulant dans la ville, cherchant ce qu’elle ne peut trouver, la caméra fait des travelings pour nous montrer ce qu’elle découvre, et ce n’est jamais ce qui aurait dû apparaître. Sans cesse la protagoniste semble chercher quelque chose qui est hors champ, et que nous ne verrons pas, perdus dans la ville presque fantomatique. Par moments, on ne sait plus très bien si la volonté est poétique ou parodique (et peut-être un peu des deux en même temps). La réalisatrice plaisante qu’en revoyant son film, elle a peut-être été trop loin dans sa volonté de tuer la narration, mais on discerne déjà dans ce projet une étrangeté à la frontière entre mondanité et fantastique et un regard sur l’absurdité du monde qu’on retrouve, mieux maîtrisé, dans ses projets suivants.
Sept ans plus tard, Ungbi And Non-Human Friends est véritablement le film matriciel de ce que sera FAQ. Dans un étrange récit de science fiction, on suit une jeune enfant, Ungbi, livrée à elle-même et à ses devoirs de mathématiques, qui préfère partir à la chasse aux insectes et visiter sa base secrète dans une voiture à l’abandon au sein d’un fourrière. Seulement, ce jour là, alors que le monde vient de connaître une pluie de météorites, une étrange créature poilue occupe son refuge. Dès les premiers instants, la réalisatrice établit un monde qui ressemble au nôtre mais légèrement décalé, avec ses couleurs vives, ses scientifiques excentriques qui combattent la calvitie en expérimentant sur le foie des pigeons et son héroïne, sorte de Dora l’exploratrice urbaine, à la fois clairement enfant et absolument sérieuse. Les cadres sont très travaillés avec des formes presque géométriques, qu’il s’agisse du plan qui confronte la créature au chien du garagiste qui surplombe cet article ou de plans zénithaux sur le périple de la petite fille. Le film est à la fois adorable dans son esthétique pastelle et profondément ironique, jouant sur les attentes : la petite fille souhaite un chien, et le monde lui offre une sorte de Maximonstre canin, mais, si la petite fille va à la rencontre de l’inconnu pour collecter les animaux qu’elle aime tant, et que son père est un scientifique adepte de l’expérimentation animale, du point de vue du monstre, les êtres humains ne sont pas forcément si spéciaux. La confusion sur qui est l’être pensant et qui est l’animal permet de jouer sur divers registres, de l’émerveillement enfantin devant le costume de l’acteur qui joue à la créature, à l’horreur dans une scène où la réalisatrice joue du hors champs pour nous terroriser sur ce qui pourrait être en train d’arriver à un chat, ou à la comédie noire avec la révélation finale sur ce qui advient de la famille. A la fois différent et proche de FAQ, Ungbi And Non-Human Friends, présente déjà une héroïne cousine de celle du long métrage, intelligente, sérieuse à sa façon, extrêmement déterminée, même si on insiste moins sur son côté fort en thème. De même la créature, l’un des amis du titre, annonce les amis imaginaires de FAQ, et d’une certaine façon la bouteille d’alcool, le plus non-humain des personnages imaginables.
Après ces courts métrages, deux films non réalisés par Kim Damin, mais pour lesquels elle a collaboré à l’écriture, ont été présentés. D’emblée, les raisons pour lesquelles elle les a choisis sont claires, ils se raccordent spectaculairement bien à l’imaginaire qu’elle déploie dans ses œuvres personnelles.
Le premier de ces courts, The Chicken of Wuzuh, permet de retrouver un travail de jeunesse de Byun Sung-bin connu depuis pour God’s Daughter (court suffisamment remarqué au festival pour avoir été choisi par l’Agence du court métrage pour une diffusion française) et surtout pour Peafowl qui, depuis qu’on l’a vu triompher au FFCP l’an dernier, continue à engranger des récompenses en festivals). Il s’agit de son deuxième film, qui raconte avec une temporalité éclatée comment une enfant atteinte de trisomie en est venue un jour à arriver avec un poulet à égorger dans une salle de classe. On retrouve la question du rapport au regard d’autrui qui est au centre des derniers travaux du réalisateur avec des personnages dont l’inconséquence maladroite nourrit le drame (le professeur), une antagoniste qui tente d’imposer une « normalité » problématique et des protagonistes en marge (la petite fille trisomique et le petit garçon au visage taché). Mais cette remise en question des normes se situe dans l’un des endroit les plus normés de Corée, une salle de classe. C’est là que l’intersection avec l’univers de Kim Damin est manifeste, on retrouve des personnages pris dans l’immédiateté de la logique enfantine, confrontés à l’absurdité du monde. Tantôt inquiétant, tantôt cruel mais toujours attachant, le portrait de cette classe laisse déjà percevoir des bribes de la richesse des œuvres ultérieures des deux réalisateurs.
Le dernier court présenté est Mothering de Kim Mid-eum. Il s’agit cette fois d’une fable à la fois terrible et drôle sur une enseignante de maternelle qui est confrontée aux exigences des parents et essaie d’apprendre à une nouvelles collègue les bases du métier. Le film alterne entre des moments de comédie absurde, avec les réclamations caricaturales mais très crédibles des parents, de simili film d’horreur avec les scènes ou, face à son reflet dans la glace des toilettes, la santé mentale de l’héroïne semble se dégrader comme la blessure qu’elle porte sur le doigt, et de tension vers l’absurde avec les scènes de cours. En effet, la « bonne prof », celle qui gère les enfants comme les parents le souhaitent, persuade avec un grand naturel les enfants qui lui sont confiés qu’un professeur est un ours, en leur faisant écouter un étrange enregistrement qui, en toute simplicité, décale des mots du vocabulaire des élèves de leur sens. Une scène de danse laisse aussi éclater que quelque chose couve chez cette enseignante ; en apparence les normes sont respectées mais, clairement, quelque chose ne va pas chez elle. Le court est élégamment mis en scène, simplement mais efficacement mais mise beaucoup sur la performance de son actrice qui arrive à rendre son enseignante crédible, à la fois rassurante quand il le faut, mais avec des lueurs suffisamment perturbées dans le regard pour que les enfants fassent attention à ne pas trop la provoquer, si par hasard elle était réellement un ours à l’apparence humaine. Là encore, le lien avec l’univers de Kim Damin est évident dans le milieu choisi, mais, cette fois c’est le point de vue de l’adulte et non de l’enfant qui est choisi. Malgré tout, la plongée dans la mondanité scolaire finit par ramener à une forme d’absurdité et à un singulier rapport à « l’amour des enfants ». Le film donne en tout cas vraiment envie de découvrir le reste de l’univers de Kim Mid-eum.
La discussion avec la réalisatrice a permis de découvrir un personnage à l’image de ses films, intelligente, drôle et chaleureuse. Elle s’est ouverte sur la difficulté à monter un projet aussi étonnant que FAQ (sur le papier, l’histoire d’une enfant qui communique en morse, et qui plus est, en persan derrière le morse, avec une bouteille de makgeolli n’est pas forcément le pitch le plus facile à vendre qui soit), sur sa genèse littéraire (막걸리가 알려줄거야, le titre originel et beaucoup plus intrigant de FAQ, approximativement Le Makgeolli le dira, est au départ une nouvelle du recueil appelé Comment dit-on chauve en anglais ?, titre qui sert aussi de première phrase au long métrage) mais aussi plus largement sur son rapport au monde. Casanière revendiquée, elle explique que tout son imaginaire vient de ce qu’elle observe « à 5 kilomètres maximum de chez [elle]« . Si les enfants ont un tel rôle dans son œuvre, c’est peut-être qu’elle cherche à cultiver ce regard enfantin, toujours curieux qui s’interroge sur le monde, sans souci du caractère ridicule ou potentiellement gênant que pourrait avoir l’interrogation (c’est ainsi qu’elle rationalise la fréquence de la question de la calvitie dans son œuvre, en se demandant pourquoi les gens attachent une telle importance à ce point de détail qui, profondément, ne devrait pas changer leur vie). De même, elle affirme que la question de l’éducation dans FAQ vient de son étonnement sincère par rapport à la multiplication des cours supplémentaires infligés aux enfants, dans des domaines parfois absurdes, sans qu’elle comprenne la finalité de cet acharnement. Alors, comme un enfant, elle invente une réponse rationnelle par la fiction, si étrange qu’elle puisse paraître pour un regard non initié. Elle pensait avoir été clairement dans l’excès comique en surenchérissant sur les traitements pour faire grandir davantage les enfants, mais, apparemment, c’est l’un des aspects du film dans lequel les gens se sont retrouvés, le film devenant accidentellement encore plus mordant dans son regard décalé mais bienveillant sur la société coréenne. Cette volonté de présenter ce qu’on voit, mais avec une sorte de candeur qui permet de dévoiler ce qui était caché se retrouve d’ailleurs avec le personnage de la mère, qui veut sincèrement le bien de sa fille, mais qui a elle-même été programmée pour la compétitivité d’abord professionnelle, puis maternelle une fois qu’on l’a réduite à cette fonction, jusqu’à l’absurdité. Dong-chun, la petite fille du long métrage, semble plus isolée que Ungbi, avec des scènes liées à sa difficulté à s’affirmer en public, et sa mise à l’écart par ses camarades, et ses amis imaginaires sont eux aussi corrompus par les normes sociales (leur karaoké façon émission pour enfants servant à redoubler la parole des adultes), alors que les amis d’Ungbi, comme son chat ou le chien du garagiste l’aimaient sans arrière pensée. Pourtant, en dépit de la pression sociale et de la dureté des autres enfants à son égard, elle reste d’une profonde bienveillance envers le monde qui l’entoure. La réalisatrice affirme que les gens lui ont dit que ses petites filles héroïnes lui ressemblaient, c’est peut-être ce qui explique le regard bienveillant qu’elle porte sur ses personnages. A hauteur d’enfant, l’oncle ayant fui le capitalisme coréen et les espoirs de sa famille à son encontre pour se réinventer en marginal new age n’est pas plus étrange que les parents surinvestissant l’enseignement de leurs enfants, ou que les camarades qui se sentent blessées si elle ne sont pas supérieures dans des disciplines aussi variées que le taekwondo, les sciences, les arts ou même les langues rares. De la même façon, on peut noter qu’à hauteur d’enfant, les fins d’Ungbi And Non-Human et de FAQ ne sont pas si perturbantes : une explication est clairement donnée et, si on ne se met pas à chercher des explications métaphoriques dans une démarche d’adulte, tout est en un sens logique, comme l’est un album de Philemon. La réalisatrice, en se moquant d’elle-même, suggère que c’est grâce à son regard qui est, sans qu’elle l’ait voulu, resté proche de celui d’un enfant qu’elle ne ressent pas de difficulté particulière à les diriger, d’autant plus qu’elle vente le professionnalisme de Park Na-eun, la jeune interprète de Dong-chun, qui est déjà une actrice chevronnée.
Cet aperçu de l’univers de Kim Damin rappelle ce que Barthes écrivait dans son essai La mécanique du charme à propos de la trilogie des ancêtres de Calvino : « Le lecteur prend plaisir pour des raisons simples : […] une situation absolument irréaliste au départ est absolument transcendée et combattue perpétuellement par un réalisme du cheminement. » Si on peut regretter qu’elle n’ait pas présenté ses deux tous premiers courts métrages pour être exhaustif dans le regard sur sa carrière de réalisatrice, ce qu’elle a choisi de présenter donne envie de suivre ses projets à venir. Dans un registre très différent, sa carrière de scénariste de série, avec sa volonté de mettre son talent au service d’histoires plus « normales » est également intrigante. On est curieux de voir comment elle continuera à jongler entre les deux faces de son travail, et à quel point sa fantaisie pourra s’accommoder d’un système plus fermé que le cinéma indépendant, dans lequel elle est d’ors et déjà une voix singulière, ou, si on peut se permettre l’expression pour une autrice de science fiction… Un OVNI.
Florent Dichy
Surface, Ungbi And Non-Human Friends et FAQ de Kim Damin. Corée du Sud.2013, 2020 et 2023
The Chicken of Wuzuh de Byun Sung-bin. Corée du Sud. 2015
Mothering de Kim Mid-eum. Corée du Sud. 2019
Films projetés au FFCP 2024