Usmar Ismail - Après le couvre-feu (1954)

MUBI – Après le couvre-feu d’Usmar Ismail

Posté le 20 octobre 2022 par

Après le couvre-feu est l’un des premiers films d’Usmar Ismail, cinéaste indonésien qui a largement développé le cinéma de son pays dans les années 1950. Il y est question des désillusions d’un ancien soldat à la fin de la guerre d’indépendance. Un film restauré en 2012 et disponible sur MUBI.

1950. La Revolusi, lutte armée contre le colon néerlandais pour l’indépendance de l’Indonésie, vient de s’achever. Iskandar, vétéran de la guerre et étudiant, rentre des combats et revient à la vie civile. Pendant 24 heures, nous suivons son itinéraire chaotique : un retour à la vie civile semé de désillusions. Étranger au bonheur promis par sa belle-famille bourgeoise, Iskandar retrouve ses anciens camarades de combat. Entre pègre, salariat pénible et entrepreneuriat financé par la corruption, Iskandar peine à s’adapter à la nouvelle société indonésienne. Pire : il comprend qu’il n’est peut-être pas un héros de la révolution mais un criminel de guerre.

Un peu d‘histoire. Élevé au rang de Héros national en 2021, Usmar Ismail est l’un des fondateurs du cinéma indonésien. Pendant l’occupation japonaise, de 1942 à 1945, Ismail avait fondé la troupe de théâtre amateur Maya et adaptait notamment des pièces européennes (Strindberg, Ibsen…). En 1949, il réalise ses deux premiers films avant de créer l’année suivante Perfini, la première société de production nationale. En 1950, l’Indonésie sort de la guerre d’indépendance qui l’oppose aux Pays-Bas : quatre ans de conflit armé, la Revolusi, un mouvement qui s’inscrit dans les luttes anticoloniales de l’époque. Il y a tout un roman national à écrire. Sang et prière, son premier film tourné quelques mois après l’indépendance, met en scène un révolutionnaire dans des affres guerriers et amoureux. Loin d’être une hagiographie sur la bravoure de la résistance armée, c’est une mise à nu de l’humanité, des doutes et des faiblesses d’un Indonésien soldat malgré lui. C’est un échec commercial. Ismail continuera de puiser dans la guerre d’indépendance les scénarios de ses films suivants. 

En 1952, Ismail bénéficie d’une Bourse de la Fondation Rockefeller pour étudier le cinéma à l’université de Los Angeles. De retour au pays, il tourne Après le couvre-feu, d’après un scénario d’Asrul Sani, écrivain et dramaturge avec lequel il fondera quelques mois plus tard l’Akademi Teater Nasional Indonesia.

Usmar Ismail - Après le couvre-feu (1954)

Comme dans Sang et prière, le film n’idéalise pas la figure du révolutionnaire. Au contraire, Iskandar est peint comme un être torturé et inadapté à la société civile nouvellement libérée du colon néerlandais. Il refuse la vie bourgeoise de sa belle-famille et un travail de fonctionnaire auquel il ne comprend rien. Ce rejet se manifeste dans la scène de la fête organisée par sa belle-famille pour son retour qu’Iskandar quitte brutalement : les robes à fleur, les mondanités et les divertissements dansants le laissent froid alors qu’il a passé la journée à retrouver ses trois anciens camarades de combat aux destins bien différents. Le premier est devenu proxénète : il prostitue sa compagne et perd son argent aux cartes. Le deuxième est contre-maître dans le BTP. Il construit littéralement le pays, c’est un intermédiaire corvéable qui se soumet aux impératifs de l’époque mais qui est doté d’un bon fond. Le troisième est un homme d’affaires qui a développé son entreprise grâce à de l’argent spolié pendant la Revolusi et pour qui la corruption n’est qu’un moyen d’asseoir son pouvoir. Il n’est pas différent des colons néerlandais. Sauf qu’il est indonésien. Iskandar se rend à l’évidence : l’exploitation capitaliste n’est pas l’apanage des étrangers.

Iskandar s’agite et déambule pendant une journée entre les différents cercles de la société indonésienne : la pègre, le travail manuel, le fonctionnariat, les forces de l’ordre post-guerre (qui font respecter un couvre-feu) et le patronat corrompu. Quelles différences fondamentales entre la bourgeoisie hédoniste, les petites frappes mafieuses et les entrepreneurs corrompus ? Tous ne sont que guidés par l’argent et la consommation de masse en développement. Cette obsession consumériste, névrose existentielle pour les plus pauvres et satisfaction superfétatoire pour les plus riches, se matérialise avec tragique et dégoût lorsque Iskandar regarde une prostituée découper et classer comme des morceaux d’idoles les pages de réclame du magazine Life pour des robes et des parfums, entre deux passes exécutées par pantomime, l’œil vide et indifférent.

Dans la forme, Après le couvre-feu alterne les scènes de déambulation urbaine et les discussions entre Iskandar et ses connaissances. On se croirait dans un roman de Dostoïevski. Cela se ressent dans la mise en scène, plus proche de la transcription d’un livre en images que d’un art cinématographique indépendant, avec sa propre grammaire et ses figures de style. Une bourse d’étude en Italie au lieu des États-Unis aurait peut-être été plus bénéfique à Ismail pour une mise en scène plus ambitieuse ? Il serait intéressant de voir les films suivants du réalisateur pour suivre son évolution et le développement de sa mise en scène. Peut-être bientôt sur MUBI ?

Marc L’Helgoualc’h

Après le couvre-feu d’Usmar Ismail. Indonésie. 1954. Disponible sur MUBI.

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