ETRANGE FESTIVAL 2024 – Ichi the Killer de Miike Takashi

Posté le 17 septembre 2024 par

Dans le cadre d’une carte blanche à l’actrice Noémie Merlant, L’Étrange Festival a projeté en version restaurée l’un des films les plus cultes du réalisateur japonais Miike Takashi, sorti initialement en 2001 : Ichi the Killer.

Ichi (Omori Nao) est un jeune homme inadapté et émotif sujet à des accès soudains et impulsifs d’ultraviolence. Il vit materné par un yakuza nommé Jijii (Tsukamoto Shinya) qui profite de ses déséquilibres pour provoquer des meurtres dans les clans de Shinjuku. Celui-ci fait disparaître Anjo, l’un des boss locaux. L’un des hommes les plus dévoués d’Anjo, nommé Kakihara (Asano Tadanobu), aussi sadique que masochiste, refusant de croire que son chef est décédé, entame une enquête et se retrouve ainsi sur la route d’Ichi.

Si Miike Takashi avait déjà réalisé des films d’une ampleur certaine au cours des années 1990, le tournant du nouveau millénaire inaugure réellement son heure de gloire. Avec un rythme de production effréné, sortent à quelques mois d’intervalle des films comme Audition, la trilogie des Dead or Alive, Visitor Q ou encore Agitator, autant de titres phares de la carrière du réalisateur dans lesquels vient s’insérer Ichi the Killer. Le réalisateur affiche déjà un grand amour pour le film de yakuza mais ses œuvres de la période, comme tout au long de sa carrière, sont aussi nombreuses que variées, qu’il s’agisse d’action, de thriller domestique ou de comédie musicale. En revanche, si leur genre diffère, on peut observer une certaine tendance à mettre en scène des rapports humains conflictuels via une violence exacerbée et aux atteintes corporelles. Il paraît assez naturel que le réalisateur qui travaille alors sur des films qui mettent en scène des relations humaines vouées à l’échec avec une finalité destructrice se penche sur l’œuvre de Yamamoto Hideo, bien souvent empreinte de solitude, de nihilisme et d’ultraviolence. Il adapte donc son dernier manga en date, qui s’avère également à l’époque être son plus populaire, Ichi the Killer, dont il va tirer une version raccourcie mais plutôt fidèle, avec plusieurs scènes reproduites à l’identique dans leur narration.

Néanmoins, si Miike respecte la logique de l’histoire et des séquences, il s’approprie le récit de Yamamoto en conservant l’ambiance manga de l’œuvre originale davantage dans le rythme et le montage des séquences qu’en reproduisant les cadrages à l’identique. On peut par exemple penser à la séquence où Kakihara coupe sa propre langue devant ses supérieurs pour se faire pardonner un interrogatoire très musclé d’un des suspects du meurtre d’Anjo. Là où Yamamoto figure l’exagération de l’acte de Kakihara en une case présentant les réactions horrifiées des supérieurs devant son idée, Miike introduit un ton humoristique en multipliant les contre-champs sur les boss et en étirant ainsi le temps dans une attente perplexe de la finalité de son geste. De même, on s’éloigne légèrement de l’ambiance très poisseuse des graphismes du manga pour miser sur des décors baroques, une harmonisation visuelle des décors et des costumes et même une iconisation plus charismatique et élégante des personnages qui passe notamment par le choix des interprètes, Asano Tadanobu en tête. En jouant sur cette esthétique très léchée, Miike donne au film un aspect moins « réaliste » que le manga de Yamamoto, ce qui aboutit à une impression plus métaphorique des enjeux représentés.

C’est là qu’entrent également en jeu les changements qu’opère Miike vis-à-vis du récit dans les coupes qu’il exécute sur le scénario original. Il retire de nombreuses intrigues secondaires et amoindrit le rôle de certains personnages, y compris celui de son protagoniste, Ichi, au profit de la conservation de l’importance de Kakihara, l’antagoniste du récit. Dans le manga original, Ichi a beau avoir une part sombre sur lequel son auteur ne fait pas l’impasse, mais il l’humanise néanmoins bien plus et le place davantage dans une position de victime des agissements de Jijii, qui est d’ailleurs lui-aussi plus présent et développé. Miike ne conserve alors pratiquement que la base du personnage qui donne son nom à l’œuvre : un homme qui complexe sur son infériorité et qui le fait payer aux autres dans des accès de sadisme qui se retrouve donc face à un homme dont le sadomasochisme est la marque de fabrique.

En orientant alors son film sur une mise en valeur de la dichotomie entre le sadisme d’Ichi et le masochisme de Kakihara et l’opposition entre les deux hommes, il recentre également les enjeux du récit de Yamamoto. En effet, les deux personnages sont aussi différents qu’ils sont compatibles, qu’il s’agisse purement de leur position de choix en matière de torture mais également de ce qui les mène à cette recherche de violence sur eux-mêmes ou les autres. Ichi est violent parce qu’il veut punir les autres de ce dont il s’estime victime tandis que Kakihara veut être puni de ce qu’il leur fait subir. Les deux ne peuvent trouver une complétion à leurs attentes qu’ensemble, après une série de relations infructueuses sur ce plan. Ces relations ayant lieu chacun de leur côté majoritairement avec des femmes et leur rapport à la violence étant empreint de sexualisation, l’affrontement final fait émerger une potentialité romantique. Miike insiste d’autant plus sur cet aspect que le réalisateur révèle son aspect factice après les faits, en sortant du point de vue de Kakihara et en le montrant sans blessure au front. Cette dimension sexuelle de la relation qui unit Ichi et Kakihara est déjà présente dans le manga mais Miike en fait le centre de son récit où tout mène à cette rencontre. Le lien qui les mène l’un à l’autre a beau être perverti par leurs complexes respectifs, il témoigne également d’une volonté de trouver un partenaire, de s’ouvrir aux autres et de les laisser s’ouvrir à eux. Les atteintes corporelles répétées qu’infligent les deux personnages tout au long du film deviennent un moyen déviant de s’affranchir des barrières entre les individus, à la façon du final d’Audition.

Si l’on retrouve un discours critique vis-à-vis de la transmission générationnelle de la violence au travers du personnage de Jijii (littéralement Le Vieux en français), cher au genre du récit de yakuza, dans le film de Miike autant que dans le manga de Yamamoto, Miike en tire donc toutefois un bilan moins nihiliste. Il est appuyé par ce dernier plan où Ichi accompagne des enfants sur le chemin de l’école : la violence n’est pas inhérente à l’être humain et le cycle peut s’inverser.

Loin de n’être qu’une succession de scènes choc comme on peut le lire ici ou là et comme on l’a souvent reproché à Miike, Ichi the Killer est une œuvre aboutie qui fait émerger de nombreuses considérations sur les rapports humains dans une société en crise. L’idée qui accompagne la violence n’est jamais un prétexte à la montrer, elle fait partie intégrante des enjeux de l’œuvre originale et, par extension, de l’adaptation de Miike. Bien sûr, le public sensible sera invité à s’abstenir d’un visionnage probablement douloureux, mais Ichi the Killer est un film essentiel de la carrière de son réalisateur et un incontournable du genre.

Elie Gardel.

Ichi the Killer de Miike Takashi. Japon. 2001. Projeté à L’Etrange Festival 2024

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