L’Île, film culte de Kim Ki-duk, est à revoir à L’Étrange Festival cuvée 2024, dans le cadre de la carte blanche accordée à la revue Métal Hurlant pour ses cinquante années d’existence, en présence de Jean-Pierre Dionnet, Philippe Druillet, Étienne Robial, Elene Usdin et Lolita Couturier.
Si un film, c’est une maison, son seuil doit en orchestrer l’entrée cérémonielle. L’Île s’ouvre comme une aurore d’automne : par un matin calme dans la brume, qui échancre la beauté bariolée des bungalows. Ce qui va devenir un théâtre de la cruauté se donne là, fin prêt. Le rideau sur ce petit précipité d’humanité isolée peut se lever. Dès son 4ème long-métrage, Kim témoigne d’une inclinaison forte pour l’isolement social voire monastique que Printemps, été, automne, hiver… et printemps (2003) incarnera à son paroxysme. On y décèle également déjà un goût, consubstantiel à son Œuvre, pour le mutisme, au profit de l’éloquence sensorielle du muet. Les deux fondus enchaînés par lesquels s’ouvrent et se ferment le tout empruntent un des motifs fétiches de l’esthétique du muet pour donner forme à la confusion de l’homme dans la nature, dans un geste au réalisme poétique fiévreux.
La belle et fantomatique Hee-jin s’occupe d’îlots de pêche au beau milieu d’un site naturel idyllique. Silencieuse, elle accueille les clients et survit en vendant de la nourriture et des boissons. Elle se prostitue occasionnellement.
Un jour, Hyun-shik, un homme plus désespéré que les autres, débarque sur cet îlot. A la ville, il a tué sa femme et cherche dorénavant un endroit pour disparaître et oublier sa peine. La souffrance de cet homme intrigue Hee-jin.
Devant la parcimonie des mots, la musique se fait alors l’expression des sentiments. Elle dépose sur l’ambiance globale une pesanteur entre polar, thriller et horreur qui fait naviguer l’ensemble entre différents niveaux d’intensité, différents registres d’émotion (rendant le tout interdit aux moins de 16 ans). Mais, surtout, la bande originale déjoue les attentes attachées à chacun de ces genres pour promouvoir de nouvelles lignes de fuite narratives. Tant et si bien que, à plusieurs reprises, on ne sait pas vraiment à quoi s’attendre dans les séquences.
Tout à son audace idiosyncrasique, le film digère, laisse percevoir, des foules d’influences asiatiques : de la barque spectrale sur une lagune brumeuse, évoquant Les Contes de la lune vague après la pluie, à la vengeance au visage féminin atrabilaire, évoquant Kaji Meiko en Scorpion, en passant par l’absolutisme surréaliste de L’Empire des sens et de La Ballade de Narayama, la radicalité d’un certain cinéma japonais semble hanter l’oeuvre.
La mise en scène de Kim Ki-duk, dans son grand geste panoptique d’embrasser toutes les dimensions de la condition humaine (des plus belles aux plus vulgaires), ose souvent des points de vue singuliers. Comme ce plan, filmé en contre-plongée zénithale, sous l’eau, d’un homme en train de déféquer dans le lac. Plouf ! À plusieurs reprises, l’œuvre cultive le contraste entre son cadre pittoresque, champêtre et lacustre et des éléments extérieurs, tantôt symptomatiques de la décadence sociale (la richesse ostentatoire d’un patron, deux prostituées sur un scooter et leur maquereau…), tantôt révélateurs de la nature animale des êtres humains. Ce tuilage des contraires figure les paradoxes dont est sculptée l’existence. Dans le making of du tournage, présent dans l’un des boni, Kim Ki-duk fait part son intention d’aborder la nature humaine dans ce qu’elle a de plus belle, et précisément dans ce que cette beauté tient de sublime et d’abject, « d’or et de merde » . Les scènes les plus violentes sonnent le rappel : un artiste n’est pas l’enlumineur de la petite joliesse du quotidien, il a pour sacerdoce de rendre gorge du faste de l’existence, dans ses ténèbres et ses lumières.
Tous les rapports sociaux sont ici regardés, re-mis en scène, avec la précision synthétique d’un anthropologue qui chausserait les lunettes de l’entomologiste et la sensibilité de l’artiste. Les rapports de domination et leur faux-semblants arbitraires sont rendus à leur cruauté animale, amorales même. C’est ce qui dérange le plus au visionnage et c’est ce qui fait sa force singulière. Le personnage fascinant de Hee-jin est offre l’illustration troublante.
L’être humain s’y déchausse tellement de ses apparats sociaux et s’y réduit tellement à sa condition bestiale que le protagoniste masculin en vient à se mutiler en se hameçonnant la gueule. Je vois laisse deviner où le protagoniste féminin se hameçonne… Kim Ki-duk met à l’épreuve l’expression de John Donne : « Nul homme n’est qu’une île« . Vraiment ? L’être humain ne peut-il tendre à l’autonomie parfaite ? Ou est-il sempiternellement versé à s’allier avec les autres, avec douceur ou violence ?
La topographie du décor est aussi expressive que toute la grammaire du style. Ce lac qui entoure et enserre l’ensemble du récit est une ligne d’horizontalité, bien sûr, mais surtout un démarcation qui partage la surface et les profondeurs. Il semble qu’à la surface survit la morale des vivants, tandis que sous l’eau, où basculent les cadavres, réside l’empire des morts. Dans ce jeu de troubles (l’apparence et la profondeur, l’être social et l’homme animal, la superficie et les profondeurs), une dialectique nerveuse laisse suspendre l’homme entre son existence (son devenir) et ses origines. L’image finale consigne la quête du film à circonscrire, non sans brutalité et sauvagerie, une certaine « origine du monde » .
Flavien Poncet.
L’Île de Kim Ki-duk. Corée du Sud. 2000. Projeté à L’Étrange Festival 2024.