Il est toujours plaisant, en matière de cinéma, de découvrir ou redécouvrir des cinéastes et des films de grande qualité qui, jusque-là, étaient passés sous les radars. Nommé à des récompenses aux Philippines uniquement lors de sa sortie en 1984, Soltero de Pio de Castro III a été restauré par ABS-CBN, et Carlotta Films le propose pour la première fois à un public francophone en édition Blu-ray.
Crispin est cadre dans une banque. Bien que remplissant sa mission de manière satisfaisante, il préfère dessiner les gens qu’il aime et sortir avec son groupe d’amis. Il a toujours dans la peau Christina, qui l’a éconduit quelques temps auparavant. Son quotidien au travail change lorsque RJ, une charismatique femme d’affaires, devient sa cheffe. En parallèle, sa mère, à qui il tient énormément, voit sa santé décliner…
Par les premières images du film, montrant des Philippines les grands centres en pleine effervescence économique et le portrait d’une classe moyenne qui accède au confort matériel, on pourrait dresser un parallèle avec les films de début de carrière de Hou Hsiao-hsien (ses comédies romantiques) et d’Edward Yang à Taïwan : nous assistons à l’envolée économique d’un pays asiatique à l’époque de l’ascension de la finance mondiale et des traders. Assez vite, passée la peinture de ce décor ultramoderne, Soltero, titre qui signifie célibataire en espagnol, arbore une perspective romantique et mélodramatique urbaine, le rapprochant d’autres films philippins de la même période, tels que C’était un rêve et Le Paradis ne se partage pas de Mike De Leon. Toutes ces comparaisons aident à dresser le contexte et l’état d’esprit d’une époque, à travers lesquels le film de Pio de Castro III va trouver son propre chemin.
Le personnage de Crispin est un avatar du jeune homme sentimental à la recherche d’un amour hétérosexuel passionné. Bien qu’entouré d’amis et des membres de sa famille nombreuse, son incapacité à combler ce manque affectif le conduira à se sentir seul et exclu, témoignant ainsi d’un tempérament dépressif. Jamais nommée, la dépression traverse le film, par Crispin ou même d’autres personnages qui ne s’épanouissent pas dans leur relation aux autres. Crispin et ses trois amis, deux hommes et une femme, manquent de trouver la personne avec qui partager leur vie, ou de connaître une vie de couple satisfaisante. Le fait qu’ils connaissent tous les quatre le même problème leur donne l’image d’un bloc entier de jeunes adultes fragiles, symboles d’une génération. Le sujet de trouver l’amour, quitte à tirer un trait avec difficulté sur ses relations passées, est un thème majeur du film, accompagné de celui de la crainte de perdre un parent vieillissant – et être ainsi confronté à sa propre évolution dans un monde adulte sans y être vraiment préparé. D’autres sujets, d’autant plus intéressants s’ils sont mis en perspective avec notre propre époque, sont distillés avec fluidité dans le film, tels que l’homosexualité et l’immigration économique – dans le cas des Philippines, les déplacements liés au travail vers le Moyen-Orient représentent une question sensible, puisque de nombreux Philippins y ont été exploités.
La mise en scène de Pio de Castro III décline le scénario et les dialogues au premier degré, et se relève intense sur ces grands sujets de l’âme humaine, faisant porter au film un message chaleureux et un sentiment d’empathie pour ces figures qui nous ressemblent tant. L’essentiel de l’épaisseur thématique du film provient probablement du scénario de Bienvenido Noriega Jr., dramaturge philippin du XXème siècle, ayant connu une jeunesse dans le milieu des affaires, et associés aux sentiments que peut ressentir tout jeune homme dans une vie, il livre un script qui sonne régulièrement comme quelque chose de vécu et de juste.
S’il ne donne pas l’air d’en avoir l’ambition, car la subtilité le caractérise, le film montre l’envers de la mondialisation galopante des années 1980, en plus chaud et coloré que That Day, On the Beach ou The Terrorizers d’Edward Yang, œuvres de la nouvelle vague taïwanaise dont c’est l’intention principale. Plutôt qu’une visée, la critique du monde capitaliste est l’émanation des émois des faiseurs du film, de Castro et Noriega, dont l’écriture de Crispin semble insérer énormément de sentiments personnels. Avec cette description concernée de son personnage, Soltero se révèle être un film qui peut rassembler tous les malheureux du monde moderne autour de lui, lorsqu’il montre un monde du travail qui évolue trop rapidement avec l’arrivée des NTIC, ou même, pour aller plus loin, qui handicape les personnes trop portées sur les sentiments, puisqu’ils se révèlent en décalage et trop instables vis-à-vis des autres. Soltero brasse toutes ces réflexions sur les émotions humaines avec maestria, et déjoue tous les reproches que l’on peut faire aux mélodrames, ou plutôt à leur caricature.
BONUS
Le Blu-ray de Carlotta Films présente le film dans une version restaurée non sans défauts, mais le négatif original revient de loin. Le module sur la restauration est là pour en témoigner et réaliser un comparatif entre le scan de la copie et sa version après travail de restauration. Outre ce module, la bande-annonce du film est présente.
Maxime Bauer.
Soltero de Pio de Castro III. Philippines. 1984. Disponible en Blu-ray chez Carlotta Films le 20/08/2024.